Lénine – La maladie infantile du communisme (« le gauchisme »)
Cet ouvrage a été rédigé en avril 1920 et son additif en mai. Son objectif était de nourrir la discussion du II° congrès de l’Internationale communiste. Il sera distribué à tous les délégués à ce congrès avant d’être publié par les principales sections de l’I.C.
1. Dans quel sens peut-on parler de portée internationale de la révolution russe ?
Pendant les premiers mois qui suivirent la conquête du pouvoir politique par le prolétariat en Russie (25 octobre – 7 novembre 1917), il pouvait sembler que les différences très marquées entre ce pays arriéré et les pays avancés d’Europe occidentale y rendraient la révolution du prolétariat très différentes de la nôtre.
Aujourd’hui nous avons par devers nous une expérience internationale fort appréciable, qui atteste de toute évidence que certains traits essentiels de notre révolution n’ont pas une portée locale, ni particulièrement nationale, ni uniquement russe, mais bien internationale.
Et je ne parle pas ici de la portée internationale au sens large du mot : il ne s’agit pas de certains traits, mais tous les traits essentiels et aussi certains traits secondaires de notre révolution ont une portée internationale, en ce sens qu’elle exerce une action sur tous les pays. Non, c’est dans le sens le plus étroit du mot, c’est à dire en entendant par portée internationale la valeur internationale ou la répétition historique inévitable, à l’échelle internationale, de ce qui c’est passé chez nous, que certains traits essentiels ont cette portée.
Certes, on aurait grandement tort d’exagérer cette vérité, de l’entendre au-delà de certains traits essentiels de notre révolution. On aurait également tort de perdre de vue qu’après la victoire de la révolution prolétarienne, si même elle n’a lieu que dans un seul des pays avancés, il se produira, selon toute probabilité, un brusque changement, à savoir : la Russie redeviendra, bientôt après, un pays, non plus exemplaire, mais retardataire (au point de vue « soviétique » et socialiste).
Mais en ce moment de l’histoire, les choses se présentent ainsi : l’exemple russe montre à tous les pays quelque chose de tout à fait essentiel, de leur inévitable et prochain avenir. Les ouvriers avancés de tous les pays l’ont compris depuis longtemps, mais le plus souvent ils ne l’ont pas tant compris que pressenti avec leur instinct de classe révolutionnaire.
D’où la « portée » internationale (au sens étroit du mot) du pouvoir des Soviets, et aussi des principes de la théorie et de la tactique bolcheviques. Voilà ce que n’ont pas compris les chefs « révolutionnaires » de la II° Internationale, tels que Kautsky en Allemagne, Otto Bauer et Friedrich Adler en Autriche, qui, pour cette raison, se sont révélés des réactionnaires, les défenseurs du pire opportunisme et de la social-trahison. Au fait, la brochure anonyme intitulée la Révolution mondiale (Weltrevolution), parue à Vienne en 1919 (« Sozialistische Biicherei », Heft II ; Ignaz Brand), illustre avec une évidence particulière tout ce cheminement de la pensée, ou plus exactement tout cet abîme d’inconséquence, de pédantisme, de lâcheté et de trahison envers les intérêts de la classe ouvrière, le tout assorti de la « défense » de l’idée de « révolution mondiale ».
Mais nous nous arrêterons plus longuement sur cette brochure une autre fois. Bornons-nous à indiquer encore ceci : dans les temps très reculés où Kautsky était encore un marxiste, et non un renégat, en envisageant la question en historien, il prévoyait l’éventualité d’une situation dans laquelle l’esprit révolutionnaire du prolétariat russe devait servir de modèle pour l’Europe occidentale. C’était en 1902 ; Kautsky publia dans l’Iskra révolutionnaire un article intitulé « Les Slaves et la révolution ». Voici ce qu’il y disait :
« A l’heure présente (contrairement à 1848), on peut penser que les Slaves ont non seulement pris rang parmi les peuples révolutionnaires, mais aussi que le centre de gravité de la pensée et de l’action révolutionnaire se déplace de plus en plus vers les Slaves. Le centre de la révolution se déplace d’Occident en Orient. Dans la première moitié du XIX° siècle, il se situait en France, par moments, en Angleterre. En 1848, l’Allemagne à son tour prit rang parmi les nations révolutionnaires… Le nouveau siècle débute par des événements qui nous font penser que nous allons au-devant d’un nouveau déplacement du centre de la révolution, à savoir : son déplacement vers la Russie… La Russie, qui a puisé tant d’initiative révolutionnaire en Occident, est peut-être maintenant sur le point d’offrir à ce dernier une source d’énergie révolutionnaire. Le mouvement révolutionnaire russe qui monte sera peut-être le moyen le plus puissant pour chasser l’esprit de philistinisme débile et de politicaillerie, esprit qui commence à se répandre dans nos rangs ; de nouveau ce mouvement fera jaillir en flammes ardentes la soif de lutte et l’attachement passionné à nos grands idéaux. La Russie a depuis longtemps cessé d’être pour l’Europe occidentale un simple rempart de la réaction et de l’absolutisme. Aujourd’hui, c’est peut-être exactement le contraire qui est vrai. L’Europe occidentale devient le rempart de la réaction et de l’absolutisme en Russie… Il y a longtemps que les révolutionnaires russes seraient peut-être venus à bout du tsar,’ s’ils n’avaient pas eu à combattre à la fois son allié, le capital européen. Espérons que, cette fois, ils parviendront à terrasser les deux ennemis, et que la nouvelle « sainte alliance » s’effondrera plus vite que ses devanciers. Mais quelle que soit l’issue de la lutte actuellement engagée en Russie, le sang et les souffrances des martyrs qu’elle engendre malheureusement en nombre plus que suffisant, ne seront pas perdus. Ils féconderont les pousses de la révolution sociale dans le monde civilisé tout entier, les feront s’épanouir plus luxuriantes et plus rapides. En 1848, les Slaves furent ce gel rigoureux qui fit périr les fleurs du printemps populaire. Peut-être leur sera-t-il donné maintenant d’être la tempête qui rompra la glace de la réaction et apportera irrésistiblement un nouveau, un radieux printemps pour les peuples. » (Karl Kautsky : « Les Slaves et la révolution », article paru dans l’lskra, journal révolutionnaire social-démocrate russe, n° 18, 10 mars 1902).
Karl Kautsky écrivait très bien il y a dix-huit ans !
2. Une des conditions essentielles du succès des bolcheviks
Certes, presque tout le monde voit aujourd’hui que les bolcheviks ne se seraient pas maintenus au pouvoir, je ne dis pas deux années et demie, mais même deux mois et demi, sans la discipline la plus rigoureuse, une véritable discipline de fer dans notre parti, sans l’appui total et indéfectible accordé à ce dernier par la masse de la classe ouvrière, c’est-à-dire par tout ce qu’elle possède de réfléchi, d’honnête, de dévoué jusqu’à l’abnégation, de lié aux masses, d’apte à conduire derrière soi ou à entraîner les couches arriérées.
La dictature du prolétariat, c’est la guerre la plus héroïque et la plus implacable de la nouvelle classe contre un ennemi plus puissant, contre la bourgeoisie dont la résistance est décuplée du fait de son renversement (ne fût-ce que dans un seul pays) et dont la puissance ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liaisons internationales de la bourgeoisie, mais encore dans la force de l’habitude, dans la force de la petite production. Car, malheureusement, il reste encore au monde une très, très grande quantité de petite production : or, la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie constamment, chaque jour, à chaque heure, d’une manière spontanée et dans de vastes proportions. Pour toutes ces raisons, la dictature du prolétariat est indispensable, et il est impossible de vaincre la bourgeoisie sans une guerre prolongée, opiniâtre, acharnée, sans une guerre à mort qui exige la maîtrise de soi, la discipline, la fermeté, une volonté une et inflexible.
Je répète, l’expérience de la dictature prolétarienne victorieuse en Russie a montré clairement à ceux qui ne savent pas réfléchir ou qui n’ont pas eu l’occasion de méditer ce problème, qu’une centralisation absolue et la plus rigoureuse discipline du prolétariat sont une des conditions essentielles pour vaincre la bourgeoisie.
On revient souvent là-dessus. Mais tant s’en faut qu’on se demande ce que cela signifie, dans quelles conditions la chose est possible. Les acclamations adressées au pouvoir des Soviets et aux bolcheviks, ne conviendrait-il pas de les accompagner un peu plus souvent d’une très sérieuse analyse des causes qui ont permis aux bolcheviks de forger la discipline indispensable au prolétariat révolutionnaire ?
Le bolchevisme existe comme courant de la pensée politique et comme parti politique depuis 1903. Seule l’histoire du bolchevisme, tout au long de son existence, peut expliquer de façon satisfaisante pourquoi il a pu élaborer et maintenir, dans les conditions les plus difficiles, la discipline de fer indispensable à la victoire du prolétariat.
Et tout d’abord la question se pose : qu’est-ce qui cimente la discipline du parti révolutionnaire du prolétariat ? qu’est-ce qui la contrôle ? Qu’est-ce qui l’étaye ? C’est, d’abord, la conscience de l’avant-garde prolétarienne et son dévouement à la révolution, sa fermeté, son esprit de sacrifice, son héroïsme. C’est, ensuite, son aptitude à se lier, à se rapprocher et, si vous voulez, à se fondre jusqu’à un certain point avec la masse la plus large des travailleurs, au premier chef avec la masse prolétarienne, mais aussi la masse des travailleurs non prolétarienne. Troisièmement, c’est la justesse de la direction politique réalisée par cette avant-garde, la justesse de sa stratégie et de sa tactique politiques, à condition que les plus grandes masses se convainquent de cette justesse par leur propre expérience. A défaut de ces conditions, dans un parti révolutionnaire réellement capable d’être le parti de la classe d’avant-garde appelée à renverser la bourgeoisie et à transformer la société, la discipline est irréalisable. Ces conditions faisant défaut, toute tentative de créer cette discipline se réduit inéluctablement à des phrases creuses, à des mots, à des simagrées. Mais, d’autre part, ces conditions ne peuvent pas surgir d’emblée. Elles ne s’élaborent qu’au prix d’un long travail, d’une dure expérience ; leur élaboration est facilitée par une théorie révolutionnaire juste qui n’est pas un dogme, et qui ne se forme définitivement qu’en liaison étroite avec la pratique d’un mouvement réellement massif et réellement révolutionnaire. Si le bolchevisme a pu élaborer et réaliser avec succès, de 1917-1920, dans des conditions incroyablement difficiles, la plus rigoureuse centralisation et une discipline de fer, la cause en est purement et simplement dans plusieurs particularités historiques de la Russie.
D’une part, le bolchevisme est né en 1903, sur la base, solide s’il en fut, de la théorie marxiste. Et la justesse de cette théorie révolutionnaire – et de cette théorie seule- a été prouvée non seulement par l’expérience universelle au XIX° siècle tout entier, mais encore et surtout par l’expérience des flottements et des hésitations, des erreurs et des déceptions de la pensée révolutionnaire en Russie. Pendant près d’un demi-siècle, de 1840-1890, en Russie, la pensée d’avant-garde, soumise au joug d’un tsarisme sauvage et réactionnaire sans nom, chercha avidement une théorie révolutionnaire juste, en suivant avec un zèle et un soin étonnant chaque « dernier mot » de l’Europe et de l’Amérique en la matière. En vérité, le marxisme, seule théorie révolutionnaire juste, la Russie l’a payé d’un demi-siècle de souffrances et de sacrifices inouïs, d’héroïsme révolutionnaire sans exemple, d’énergie incroyable, d’abnégation dans la recherche et l’étude, d’expériences pratiques, de déceptions, de vérification, de confrontation avec l’expérience de l’Europe. Du fait de l’émigration imposée par le tsarisme, la Russie révolutionnaire s’est trouvée être dans la seconde moitié du XIX° siècle infiniment plus riche en relations internationales, infiniment mieux renseignée qu’aucun autre pays sur les formes de théories du mouvement révolutionnaire dans le monde entier.
D’autre part, le bolchevisme né sur cette base théorique de granit, a vécu une histoire pratique de quinze années (1903-1917), qui, pour la richesse de l’expérience, n’a pas d’égale au monde. Aucun autre pays durant ces quinze années n’a connu, même approximativement, une vie aussi intense quant à l’expérience révolutionnaire, à la rapidité avec laquelle se sont succédé les formes diverses du mouvement, légal ou illégal, pacifique ou orageux, clandestin ou avéré, cercles ou mouvement de masse, parlementaire ou terroriste. Aucun autre pays n’a connu dans un intervalle de temps aussi court une si riche concentration de formes, de nuances, de méthodes, dans la lutte de toutes les classes de la société contemporaine, lutte qui, par suite du retard du pays et du joug tsariste écrasant, mûrissait particulièrement vite et s’assimilait avec avidité et utilement le « dernier mot » de l’expérience politique de l’Amérique et de l’Europe.
3. Principales étapes de l’histoire du bolchevisme
Années de préparation de la révolution (1903-1905). On sent partout l’approche de la grande tempête. Fermentation et préparation dans toutes les classes de la société. A l’étranger, la presse de l’émigration pose théoriquement toutes les questions essentielles de la révolution. Les représentants des trois classes fondamentales, des trois principaux courants politiques, libéral-bourgeois, démocrate petit-bourgeois (se camouflant du pavillon « social-démocrate » ou « socialiste-révolutionnaire ») et prolétarien révolutionnaire, dans une lutte des plus acharnées où s’affrontent programmes et tactiques, … anticipent et préparent la future lutte de classes déclarée. Toutes les questions pour lesquelles les masses ont combattu les armes à la main en 1905-1907 et en 1917-1920, on peut (et l’on doit) les retrouver, sous une forme embryonnaire, dans la presse de l’époque. Et entre ces trois tendances principales il existe, bien entendu, une infinité de formations intermédiaires, transitoires, bâtardes. Plus exactement : c’est dans la lutte des organes de presse, des partis, des fractions, des groupes, que se cristallisent les tendances idéologiques et politiques qui sont réellement des tendances de classe ; les classes se forgent l’arme idéologique et politique dont elles ont besoin pour les combats à venir.
Années de révolution (1905-1907). Toutes les classes s’affirment ouvertement. Toutes les conceptions de programme et de tactique se vérifient par l’action des masses. La lutte gréviste revêt une ampleur et une acuité sans précédent dans le monde. Transformation de la grève économique en grève politique, de la grève politique en insurrection. Vérification pratique des rapports entre le prolétariat dirigeant et la paysannerie dirigée, hésitante, instable. Naissance, dans le développement spontané de la lutte, de la forme d’organisation soviétique. Les débats de l’époque sur le rôle des Soviets anticipent la grande lutte des années 1917-1920. Succession des formes de lutte parlementaires et non parlementaires, de la tactique de boycottage du parlementarisme et de celle de la participation à ce dernier, des formes de lutte légales et illégales, de même que les rapports et liaisons qui existent entre ces formes, tout cela se distingue par une étonnante richesse de contenu. Chaque mois de cette période équivalait, pour l’enseignement des principes de la science politique – aux masses et aux chefs, aux classes et aux partis,- à une apnée de développement « pacifique », « constitutionnel ». Sans la « répétition générale » de 1905 la victoire de la Révolution d’Octobre 1917 eût été impossible.
Années de réaction (1907-1910). Le tsarisme a vaincu. Tous les partis révolutionnaires ou d’opposition sont écrasés. Abattement, démoralisation, scissions, débandade, reniement, pornographie au lieu de politique. Tendance accentuée à l’idéalisme philosophique ; le mysticisme qui sert de masque à l’esprit contre-révolutionnaire. Mais en même temps, la grande défaite justement offre aux partis révolutionnaires et à la classe révolutionnaire une leçon véritable, infiniment salutaire, une leçon de dialectique historique et qui leur fait comprendre et apprendre l’art de soutenir la lutte politique. On connaît le véritable ami dans le besoin. Les armées défaites sont à bonne école. Le tsarisme victorieux est obligé de détruire au plus vite les vestiges de l’ordre de choses prébourgeois, patriarcal de la Russie. Son développement bourgeois fait des progrès remarquablement rapides. Les illusions sur la possibilité de se situer en dehors, au-dessus des classes, sur la possibilité d’éviter le capitalisme, sont réduites en poussière. La lutte de classes s’affirme d’une façon toute nouvelle, avec d’autant plus de relief. Les partis révolutionnaires doivent parachever leur instruction. Ils ont appris à mener l’offensive. Il faut comprendre maintenant que cette science doit être complétée par cette autre science : comment mieux reculer. Il faut comprendre, – et la classe révolutionnaire s’applique à comprendre par sa propre et amère expérience – qu’il est impossible de vaincre sans avoir appris la science de l’offensive et de la retraite. De tous les partis révolutionnaires ou d’opposition défaits, les bolcheviks furent ceux qui se replièrent avec le plus d’ordre, avec le moins de dommage pour leur « armée », avec le moins de pertes pour son noyau, avec les scissions les moins profondes et les moins irréparables, avec le moins de démoralisation, avec la plus grande capacité de fournir à nouveau le travail le plus large, le mieux conçu et le plus énergique. Et si les bolcheviks y sont parvenus, c’est uniquement parce qu’ils avaient dénoncé sans pitié et bouté dehors les révolutionnaires de la phrase qui ne voulaient pas comprendre qu’il fallait se replier, qu’il fallait savoir se replier, qu’il fallait absolument apprendre à travailler légalement dans les parlements les plus réactionnaires, dans les plus réactionnaires organisations syndicales, coopératives, d’assurances et autres organisations analogues.
Années d’essor (1910-1914). Au début l’essor fut incroyablement lent, puis, à la suite des événements de la Léna, en 1912, il se fit un peu plus rapide. Les bolcheviks, surmontant des difficultés inouïes, refoulèrent les mencheviks, dont le rôle d’agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier avait été admirablement compris, après 1905, par toute la bourgeoisie qui, pour cette raison, les soutenait de mille manières contre les bolcheviks. Pourtant les bolcheviks ne seraient jamais arrivés à ce résultat s’ils n’avaient appliqué la tactique juste qui allie le travail clandestin à l’utilisation expresse des « possibilités légales ». Dans la plus réactionnaire des Doumas, les bolcheviks surent gagner toute la curie ouvrière.
Première guerre impérialiste mondiale (1914-1917). Le parlementarisme légal, étant donné le caractère profondément réactionnaire du « parlement », rend les plus grands services au parti du prolétariat révolutionnaire, aux bolcheviks. Les députés bolcheviks prennent le chemin de la Sibérie. Dans la presse de l’émigration, toutes les nuances d’opinions du social-impérialisme, du social-chauvinisme, du social-patriotisme, de l’internationalisme inconséquent ou conséquent, du pacifisme et de la négation révolutionnaire des illusions pacifistes, trouvent chez nous leur expression totale. Les savantasses et les vieilles commères de la II° Internationale, qui fronçaient le nez avec dédain et hauteur devant l’abondance des « fractions » dans le socialisme russe et devant la lutte acharnée qu’elles se livraient, n’ont pas su, au moment où la guerre abolissait dans tous les pays avancés la « légalité » tant vantée, organiser, même à peu près, un échange de vues aussi libre (illégal) et une élaboration aussi libre (illégale) de vues justes, que ceux que les révolutionnaires russes avaient su organiser en Suisse et dans plusieurs autres pays. C’est bien pourquoi les social-patriotes déclarés et les « kautskistes » de tous les pays se sont révélés les pires traîtres au prolétariat. Et si le bolchevisme a su triompher en 1917-1920, une des principales causes de cette victoire est que, dès la fin de 1914, il avait dénoncé sans merci la bassesse, la vilenie et la lâcheté du social-chauvinisme et du « kautskisme » (auquel correspondent le longuettisme en France, les conceptions des chefs du Parti travailliste indépendant et des fabiens en Angleterre, de Turati en Italie, etc.), et que les masses s’étaient ensuite convaincues de plus en plus, par leur propre expérience, de la justesse des vues bolcheviques.
Deuxième révolution russe (de février à octobre 1917). La vétusté et la décrépitude incroyable du tsarisme (auxquelles s’ajoutaient les atteintes et les souffrances d’une guerre infiniment dure) avaient dressé contre lui une immense force de destruction. En quelques jours la Russie se transforma en une République démocratique bourgeoise plus libre – dans les conditions de la guerre – que n’importe quel pays du monde. Les chefs des partis d’opposition et des partis révolutionnaires se mirent en devoir de former le gouvernement tout comme dans les républiques les plus « strictement parlementaires » ; et le titre de chef d’un parti d’opposition au parlement, même dans ce parlement tout ce qu’il y a de plus réactionnaire, facilitait le rôle que devait jouer plus tard un tel chef dans la révolution.
En quelques semaines mencheviks et « socialistes-révolutionnaires » s’assimilèrent admirablement tous les procédés et manières, les arguments et sophismes des héros européens de la II Internationale, des ministérialistes et autre ramassis opportuniste. Tout ce que nous lisons maintenant sur les Scheidemann et les Noske, sur Kautsky et Hilferding, Renner et Austerlitz, Otto Bauer et Fritz Adler, sur Turati et Longuet, sur les fabiens et les chefs du Parti travailliste indépendant d’Angleterre, nous semble (et l’est en réalité) une fastidieuse répétition, la reprise d’un vieil air connu. Tout cela, nous l’avons déjà vu chez les mencheviks. L’histoire a joué un tour de sa façon : elle a obligé les opportunistes d’un pays retardataire à anticiper le rôle des opportunistes de plusieurs pays avancés.
Si tous les héros de la II° Internationale ont fait faillite, s’ils se sont couverts de honte pour n’avoir pas compris la portée et le rôle des Soviets et du pouvoir des Soviets, si l’on a vu se déshonorer avec un singulier « éclat » et s’enferrer sur cette question les chefs de trois partis très importants actuellement sortis de la TP Internationale (à savoir : le Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne, le Parti longuettiste en France et le Parti travailliste indépendant d’Angleterre), si tous se sont montrés les esclaves des préjugés de la démocratie petite-bourgeoise (tout à fait dans le goût des petits bourgeois de 1848, qui se donnaient le nom de « social-démocrates »), tout cela nous l’avions déjà vu par l’exemple des mencheviks. L’histoire a joué ce bon tour que les Soviets sont nés en Russie, en 1905, qu’ils ont été falsifiés en février-octobre 1917 par les mencheviks qui firent banqueroute pour n’avoir pas su comprendre le rôle et la portée des Soviets, et que maintenant, dans le monde entier, est née l’idée du pouvoir des Soviets, idée qui se répand avec une rapidité prodigieuse dans le prolétariat de tous les pays, tandis que les héros attitrés de la W Internationale font partout banqueroute parce que ne comprenant pas, exactement comme nos mencheviks, le rôle et la portée des Soviets. L’expérience a prouvé que dans certaines questions très essentielles de la révolution prolétarienne, tous les pays passeraient inévitablement par où a passé la Russie.
Les bolcheviks commencèrent leur lutte victorieuse contre la République parlementaire (en fait) bourgeoise et contre les mencheviks, avec une extrême prudence ; ils l’avaient préparée avec infiniment de soin, contrairement à l’opinion assez répandue aujourd’hui en Europe et en Amérique. Au début de cette période nous n’avons pas appelé à renverser le gouvernement ; nous avons expliqué qu’il était impossible de le renverser sans que des changements préalables fussent intervenus dans la composition et la mentalité des Soviets. Nous n’avons pas proclamé le boycottage du parlement bourgeois, de la Constituante ; mais nous avons dit, – nous l’avons dit officiellement, au nom du parti, dès notre Conférence d’avril 1917, – qu’une république bourgeoise avec une Constituante valait mieux que cette même république sans Constituante, mais qu’une République « ouvrière et paysanne », soviétique, valait mieux que toute république démocratique bourgeoise, parlementaire. Sans cette préparation prudente, minutieuse, circonspecte et persévérante, nous n’eussions pu ni remporter la victoire en octobre 1917, ni maintenir cette victoire.
4. Dans la lutte contre quels ennemis au sein du mouvement ouvrier, le bolchevisme s’est-il développé, fortifié, aguerri ?
C’est, d’abord et surtout, en combattant l’opportunisme qui, en 1914, s’est définitivement mué en social-chauvinisme et s’est définitivement rangé aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat. Il fut naturellement le principal ennemi du bolchevisme au sein du mouvement ouvrier. C’est encore le principal ennemi à l’échelle internationale. C’est à cet ennemi que le bolchevisme a consacré et consacre le maximum d’attention. Aujourd’hui cet aspect de l’activité des bolcheviks est assez connu, même à l’étranger. On ne peut pas en dire autant de l’autre ennemi du bolchevisme au sein du mouvement ouvrier. On ne sait pas encore suffisamment à l’étranger que le bolchevisme a grandi, s’est constitué et s’est aguerri au cours d’une lutte de longues années contre l’esprit révolutionnaire petit-bourgeois qui frise l’anarchisme ou lui fait quelque emprunt et qui, pour tout ce qui est essentiel, déroge aux conditions et aux nécessités d’une lutte de classe prolétarienne conséquente. Il est un fait théoriquement bien établi pour les marxistes, et entièrement confirmé par l’expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements révolutionnaires d’Europe, – c’est que le petit propriétaire, le petit patron (type social très largement représenté, formant une masse importante dans bien des pays d’Europe) qui, en régime capitaliste, subit une oppression continuelle et, très souvent, une aggravation terriblement forte et rapide de ses conditions d’existence et la ruine, passe facilement à un révolutionnarisme extrême, mais est incapable de faire preuve de fermeté, d’esprit d’organisation, de discipline et de constance. Le petit bourgeois, « pris de rage » devant les horreurs du capitalisme, est un phénomène social propre, comme l’anarchisme, à tous les pays capitalistes. L’instabilité de ce révolutionnarisme, sa stérilité, la propriété qu’il a de se changer rapidement en soumission, en apathie, en vaine fantaisie, et même en engouement « enragé » pour telle ou telle tendance bourgeoise « à la mode », tout cela est de notoriété publique. Mais la reconnaissance théorique, abstraite de ces vérités ne préserve aucunement les partis révolutionnaires des vieilles erreurs qui reparaissent toujours à l’improviste sous une forme un peu nouvelle, sous un aspect ou dans un décor qu’on ne leur connaissait pas encore, dans une ambiance singulière, plus ou moins originale.
L’anarchisme a été souvent une sorte de châtiment pour les déviations opportunistes du mouvement ouvrier. Ces deux aberrations se complétaient mutuellement. Et si en Russie, bien que la population petite-bourgeoise y soit plus nombreuse que dans les pays d’Occident, l’anarchisme n’a exercé qu’une influence relativement insignifiante au cours des deux révolutions (1905 et 1917) et pendant leur préparation, le mérite doit en être sans nul doute attribué en partie au bolchevisme, qui avait toujours soutenu la lutte la plus implacable et la plus intransigeante contre l’opportunisme, Je dis : « en partie », car ce qui a contribué encore davantage à affaiblir l’anarchisme en Russie, c’est qu’il avait eu dans le passé (1870-1880) la possibilité de s’épanouir pleinement et de révéler jusqu’au bout combien cette théorie était fausse et inapte à guider la classe révolutionnaire.
Le bolchevisme, dès son origine, en 1903, reprit cette tradition de lutte implacable contre l’esprit révolutionnaire petit-bourgeois, mi-anarchiste (ou capable de flirter avec l’anarchisme), tradition qui fut toujours celle de la social-démocratie révolutionnaire, et qui s’était particulièrement ancrée chez nous aux années 1900-1903, au moment où étaient jetées les fondations d’un parti de masse du prolétariat révolutionnaire en Russie. Le bolchevisme reprit et poursuivit la lutte contre le parti qui, plus que tout autre, traduisait les tendances de l’esprit révolutionnaire petit-bourgeois, à savoir : le parti « socialiste-révolutionnaire », sur trois points principaux. D’abord ce parti, niant le marxisme, s’obstinait à ne pas vouloir (peut-être serait-il plus exact de dire : qu’il ne pouvait pas) comprendre la nécessité de tenir compte, avec une objectivité rigoureuse, des forces de classes et du rapport de ces forces, avant d’engager une action politique quelconque. En second lieu, ce parti voyait une manifestation particulière de son « esprit révolutionnaire » ou de son « gauchisme » dans la reconnaissance par lui du terrorisme individuel, des attentats, ce que nous, marxistes, répudions catégoriquement. Naturellement, nous ne répudions le terrorisme individuel que pour des motifs d’opportunité. Tandis que les gens capables de condamner « en principe » la terreur de la grande révolution française ou, d’une façon générale, la terreur exercée par un parti révolutionnaire victorieux, assiégé par la bourgeoisie du monde entier, – ces gens-là, Plékhanov dès 1900-1903, alors qu’il était marxiste et révolutionnaire, les a tournés en dérision, les a bafoués. En troisième lieu, pour les « socialistes-révolutionnaires », être « de gauche » revenait à ricaner sur les péchés opportunistes relativement bénins de la social-démocratie allemande, tout en imitant les opportunistes extrêmes de ce même parti, par exemple dans la question agraire ou dans la question de la dictature du prolétariat.
L’histoire, soit dit en passant, a confirmé aujourd’hui, sur une vaste échelle, à l’échelle mondiale, l’opinion que nous avons toujours défendue, à savoir que la social-démocratie révolutionnaire d’Allemagne (remarquez que dès 1900-1903 Plékhanov réclama l’exclusion de Bernstein, et les bolcheviks, continuant toujours cette tradition, dénoncèrent en 1913 la bassesse, la lâcheté et la trahison de Legien), – la social-démocratie révolutionnaire d’Allemagne, dis-je, ressemblait le plus au parti dont le prolétariat révolutionnaire a besoin pour vaincre. Maintenant, en 1920, après toutes les faillites honteuses et les crises de l’époque de la guerre et des premières années qui la suivirent, il apparaît clairement que de tous les partis d’Occident, c’est la social-démocratie révolutionnaire d’Allemagne qui a donné les meilleurs chefs, qui s’est remise sur pied, s’est rétablie, a repris des forces avant les autres. On peut le voir dans le Parti spartakiste et dans l’aile gauche, prolétarienne, du « Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne « , qui mène sans défaillance la lutte contre l’opportunisme et le manque de caractère des Kautsky, des Hilferding, des Ledebour et des Crispien. Si l’on jette maintenant un coup d’œil d’ensemble sur la période historique parfaitement révolue, qui va de la Commune de Paris à la première République socialiste des Soviets, on voit se préciser en des contours absolument nets et indiscutables l’attitude générale du marxisme envers l’anarchisme. C’est le marxisme qui a prévalu finalement, et si tes anarchistes n’avaient pas tort de signaler le caractère opportuniste des idées sur l’Etat, professées par la plupart des partis socialistes, ce caractère opportuniste tenait tout d’abord à la déformation et même à la dissimulation pure et simple des idées de Marx sur l’Etat (dans mon livre l’Etat et la Révolution, j’ai noté que Bebel avait tenu sous le boisseau pendant trente-six ans, de 1873-1911, la lettre où Engels dénonçait avec une vigueur, une franchise, une clarté et un relief étonnants, l’opportunisme des conceptions social-démocrates courantes sur l’Etat) ; en second lieu, ce sont justement les courants les plus marxistes existant dans les partis socialistes d’Europe et d’Amérique qui ont le plus vite et le plus largement redressé ces vues opportunistes, reconnu le pouvoir des Soviets et sa supériorité sur la démocratie parlementaire bourgeoise.
En deux occasions la lutte du bolchevisme contre les déviations « de gauche » dans son propre parti prit une ampleur particulière : en 1908, à propos de la participation au « parlement » le plus réactionnaire et aux associations ouvrières légales, régies par des lois ultra-réactionnaires, et en 1918 (paix de Brest-Litovsk), sur la question de savoir si l’on pouvait admettre tel ou tel « compromis ».
En 1908, les bolcheviks « de gauche » furent exclus de notre parti pour s’être obstinément refusés à comprendre la nécessité de participer au « parlement » ultra-réactionnaire. Les « gauches » – parmi lesquels figuraient bon nombre d’excellents révolutionnaires qui, plus tard, appartinrent (et continuent d’appartenir) avec honneur au Parti communiste, – s’inspiraient plus particulièrement de l’expérience heureuse du boycottage de 1905. Lorsqu’au mois d’août le tsar avait proclamé la convocation d’un « parlement » consultatif, les bolcheviks, à l’encontre de tous les partis d’opposition et à l’encontre des mencheviks, avaient proclamé le boycottage de ce parlement, et celui-ci fut effectivement balayé par la révolution d’octobre 1905. Alors le boycottage était tout indiqué, non pas que la non-participation aux parlements réactionnaires soit juste en général, mais parce qu’on avait exactement tenu compte de la situation objective qui menait à une transformation rapide des grèves de masse en grève politique, puis en grève révolutionnaire et, enfin, en insurrection. L’objet du débat était alors de savoir s’il fallait laisser au tsar l’initiative de la convocation de la première institution représentative, ou bien tenter d’arracher cette convocation des mains du vieux pouvoir. Puisque l’on n’avait pas et que l’on ne pouvait avoir la certitude que la situation objective était bien analogue à celle-là, et que son développement se poursuivrait dans le même sens et à la même allure, le boycottage n’était plus indiqué. Le boycottage bolchevik du « parlement » en 1905 enrichit le prolétariat révolutionnaire d’une expérience politique extrêmement précieuse, en lui montrant qu’il est parfois utile et même obligatoire, lorsqu’on use simultanément des formes de lutte légales ou non, parlementaires et extraparlementaires, de savoir renoncer aux formes parlementaires. Mais transposer aveuglément, par simple imitation, sans esprit critique, cette expérience dans d’autres conditions, dans une autre conjoncture, c’est commettre la plus grave erreur. Le boycottage de la « Douma » par les bolcheviks, en 1906, fut une erreur pourtant sans gravité et facile à réparer . Par contre, une erreur très grave et difficilement réparable fut le boycottage de 1907, 1908 et des années suivantes. A cette époque en effet, d’une part, on ne pouvait s’attendre à voir monter très rapidement la vague révolutionnaire, ni à ce qu’elle se transformât en insurrection, et, d’autre part, la nécessité de combiner le travail légal avec le travail illégal découlait de la situation historique créée par la rénovation bourgeoise de la monarchie. Quand on considère aujourd’hui rétrospectivement cette période historique parfaitement révolue, dont le lien avec les périodes ultérieures est maintenant tout à fait manifeste, il apparaît clairement que les bolcheviks n’avaient pas pu conserver (je ne dis même pas : affermir, développer, fortifier), entre 1908 et 1914, le noyau solide du parti révolutionnaire du prolétariat, s’ils n’avaient pas su maintenir, au prix d’une âpre lutte, l’obligation de combiner les formes de lutte illégales avec les formes légales, avec la participation obligatoire au parlement ultra-réactionnaire et à une série d’autres institutions, régies par une législation réactionnaire (caisses d’assurances, etc.).
En 1918, les choses n’allèrent pas jusqu’à la scission. Les communistes de « gauche » se bornèrent à constituer un groupe à part, une « fraction » au sein de notre parti, pas pour longtemps d’ailleurs. Dans la même année 1918, les représentants les plus marquants du « communisme de gauche », Radek et Boukharine par exemple, reconnurent ouvertement leur erreur. La paix de Brest-Litovsk était à leurs yeux un compromis avec les impérialistes, inadmissible en principe et nuisible au parti du prolétariat révolutionnaire. C’était bien, en effet, un compromis avec les impérialistes, mais il était justement celui que les circonstances rendaient obligatoire.
Aujourd’hui, lorsque j’entends attaquer, comme le font par exemple les « socialistes-révolutionnaires », la tactique que nous avons suivie en signant la paix de Brest-Litovsk, ou lorsque j’entends cette remarque que me fit le camarade Lansbury au cours d’un entretien : « Nos chefs anglais des trade-unions disent que les compromis sont admissibles pour eux aussi, puisqu’ils l’ont été pour le bolchevisme », je réponds généralement tout d’abord par cette comparaison simple et « populaire » : Imaginez-vous que votre automobile soit arrêtée par des bandits armés. Vous leur donnez votre argent, votre passeport, votre revolver, votre auto. Vous vous débarrassez ainsi de l’agréable voisinage des bandits. C’est là un compromis, à n’en pas douter. « Do ut des » (je te « donne » mon argent, mes armes, mon auto, « pour que tu me donnes » la possibilité de me retirer sain et sauf). Mais on trouverait difficilement un homme, à moins qu’il n’ait perdu la raison, pour déclarer pareil compromis « inadmissible en principe », ou pour dénoncer celui qui l’a conclu comme complice des bandits (encore que les bandits, une fois maîtres de l’auto, aient pu s’en servir, ainsi que des armes, pour de nouveaux brigandages). Notre compromis avec les bandits de l’impérialisme allemand a été analogue à celui-là.
Mais lorsque les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de Russie, les partisans de Scheidemann (et dans une large mesure les kautskistes) en Allemagne, Otto Bauer et Friedrich Adler (sans parler même de MM. Renner et Cie) en Autriche, les Renaudel, Longuet et Cie en France, les fabiens, les « indépendants » et les « travaillistes » (« labouristes ») en Angleterre, ont conclu en 1914-1918 et en 1918-1920, contre le prolétariat révolutionnaire de leurs pays respectifs, des compromis avec les bandits de leur propre bourgeoisie et, parfois, de la bourgeoisie « alliée », tous ces messieurs se comportaient en complices du banditisme.
La conclusion est claire : rejeter les compromis « en principe », nier la légitimité des compromis en général, quels qu’ils soient, c’est un enfantillage qu’il est même difficile de prendre au sérieux. L’homme politique désireux d’être utile au prolétariat révolutionnaire, doit savoir discerner les cas concrets où les compromis sont inadmissibles, où ils expriment l’opportunisme et la trahison, et diriger contre ces compromis concrets tout le tranchant de sa critique, les dénoncer implacablement, leur déclarer une guerre irréconciliable, sans permettre aux vieux routiers du socialisme « d’affaires », ni aux jésuites parlementaires de se dérober, d’échapper par des dissertations sur les « compromis en général », à la responsabilité qui leur incombe. C’est bien ainsi que messieurs les « chefs » anglais des trade-unions, ou bien de la société fabienne et du Parti travailliste « indépendant », se dérobent à la responsabilité qui pèse sur eux pour la trahison qu’ils ont commise, pour avoir perpétré un compromis tel qu’il équivaut en fait à de l’opportunisme, à une défection et à une trahison de la pire espèce. Il y a compromis et compromis. Il faut savoir analyser la situation et les conditions concrètes de chaque compromis ou de chaque variété de compromis. Il faut apprendre à distinguer entre l’homme qui a donné aux bandits de l’argent et des armes pour diminuer le mal causé par ces bandits et faciliter leur capture et leur exécution, et l’homme qui donne aux bandits de l’argent et des armes afin de participer au partage de leur butin. En politique, la chose est loin d’être toujours aussi facile que dans mon exemple d’une simplicité enfantine. Mais celui qui s’aviserait d’imaginer pour les ouvriers une recette offrant d’avance des solutions toutes prêtes pour toutes les circonstances de la vie, ou qui assurerait que dans la politique du prolétariat révolutionnaire il ne se rencontrera jamais de difficultés ni de situations embrouillées, celui-là ne serait qu’un charlatan.
Pour ne laisser place à aucun malentendu, j’essaierai d’esquisser, ne fût-ce que très brièvement, quelques principes fondamentaux pouvant servir à l’analyse des exemples concrets de compromis.
Le parti qui a conclu avec les impérialistes allemands un compromis en signant la paix de Brest-Litovsk, avait commencé à élaborer pratiquement son internationalisme dès la fin de 1914. Il n’avait pas craint de préconiser la défaite de la monarchie tsariste et de stigmatiser la « défense de la patrie » dans une guerre entre deux rapaces impérialistes. Les députés de ce parti au parlement prirent le chemin de la Sibérie, et non pas celui qui conduit aux portefeuilles ministériels dans un gouvernement bourgeois. La révolution qui a renversé le tsarisme et créé la République démocratique, a été pour ce parti une nouvelle et grande épreuve ; il n’a accepté aucune entente avec « ses » impérialistes, mais a préparé leur renversement et les a renversés. Une fois maître du pouvoir politique, ce parti n’a laissé pierre sur pierre ni de la grande propriété terrienne ni de la propriété capitaliste. Après avoir publié et annulé les traités secrets des impérialistes, ce parti a proposé la paix à tous les peuples, et n’a cédé à la violence des rapaces de Brest-Litovsk qu’après que les impérialistes anglo-français eurent torpillé la paix, et que les bolcheviks eurent fait tout ce qui était humainement possible pour hâter la révolution en Allemagne et dans les autres pays. La parfaite justesse d’un tel compromis, conclu par un tel parti, dans une telle situation, devient chaque jour plus claire et plus évidente pour tous. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de Russie (comme d’ailleurs tous les chefs de la lie Internationale dans le monde entier en 1914-1920) avaient commencé par trahir, en justifiant, directement ou indirectement, la « défense de la patrie », c’est-à-dire la défense de leur bourgeoisie spoliatrice. Ils ont persisté dans la trahison en se coalisant avec la bourgeoisie de leur pays et en luttant aux côtés de leur bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire de leur propre pays. Leur bloc, d’abord avec Kérensky et les cadets, puis avec Koltchak et Dénikine en Russie, de même que le bloc de leurs coreligionnaires étrangers avec la bourgeoisie de leurs pays respectifs, marqua leur passage aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat. Leur compromis avec les bandits de l’impérialisme a consisté, du commencement à la fin, à se faire les complices du banditisme impérialiste.
5. Le communisme de « gauche » en Allemagne. Chefs, partis, classe, masse.
Les communistes allemands dont nous aurons maintenant à parler ne se donnent pas le nom de communistes de « gauche », mais, si je ne me trompe, celui « d’opposition de principe ». Mais qu’ils présentent des symptômes caractérisés de cette « maladie infantile, le gauchisme », c’est ce qu’on verra dans l’exposé ci-après. La brochure la Scission du Parti communiste d’Allemagne (Ligue Spartacus), publiée par le « groupe local de Francfort-sur-le-Main », et qui reflète le point de vue de cette opposition, expose avec un relief, une exactitude, une clarté et une concision extrêmes, le fond des idées de cette opposition. Quelques citations suffiront à le faire connaître au lecteur :
« Le parti communiste est le parti de la lutte de classe la plus décidée.. « . » …Au point de vue politique, cette période de transition » (entre le capitalisme et le socialisme) « est celle de la dictature du prolétariat… » » ..La question se pose : qui doit exercer la dictature : i e Parti communiste ou la classe prolétarienne ? . . Faut-il tendre en principe à la dictature du Parti communiste ou à la dictature de la classe prolétarienne ?
Plus loin, le Comité central du Parti communiste d’Allemagne est accusé, par l’auteur de la brochure, de chercher un moyen de se coaliser avec le Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne, et de n’avoir soulevé « la question de l’admission en principe de tous les moyens politiques » de lutte, y compris le parlementarisme, que pour cacher ses véritables et principales tendances à la coalition avec les indépendants. Et la brochure continue :
« L’opposition a choisi une autre voie. Elle est d’avis que la domination du Parti communiste et la dictature du Parti, ce n’est qu’une question de tactique. En tout cas, la domination du Parti communiste est la forme dernière de toute domination de parti. Il faut tendre en principe à la dictature de la classe prolétarienne. Et toutes les mesures prises par le parti, son organisation, ses formes de lutte, sa stratégie et sa tactique doivent être orientées vers ce but. Il faut par suite repousser de la façon la plus décidée tout compromis avec les autres partis, tout retour aux formes parlementaires de lutte qui, historiquement et politiquement, ont fait leur temps, toute politique de louvoiement et d’entente. »
« Les méthodes spécifiquement prolétariennes de lutte révolutionnaire doivent être particulièrement soulignées. Et pour entraîner les plus larges milieux et couches de prolétaires qui doivent entrer dans la lutte révolutionnaire, sous la direction du Parti communiste, il faut créer de nouvelles formes d’organisation sur la plus large base et dans le plus large cadre. Le point de rassemblement de tous les éléments révolutionnaires est l’union ouvrière qui a à sa base les organisations d’usines. C’est là que doivent se réunir tous les ouvriers qui suivent le mot d’ordre : Sortez des syndicats ! C’est là que le prolétariat militant se formera en rangs serrés pour le combat. Pour y entrer il suffit de reconnaître la lutte de classes, le système des Soviets et la dictature. Ultérieurement, toute l’éducation politique des masses en lutte et l’orientation politique de la lutte incombent au Parti communiste qui reste en dehors de l’union ouvrière. »
« … Ainsi, deux partis communistes se trouvent maintenant en présence : L’un est le parti des chefs, qui entend organiser la lutte révolutionnaire et la diriger par en haut, acceptant tes compromis et le parlementarisme, afin de créer des situations permettant à ces chefs d’entrer dans un gouvernement de coalition qui détiendrait la dictature. L’autre est le parti des masses, qui attend l’essor de la lutte révolutionnaire d’en bas qui ne connaît et n’applique dans cette lutte que la seule méthode menant clairement au but ; qui repousse toutes les méthodes parlementaires et opportunistes ; cette seule méthode est celle du renversement résolu de la bourgeoisie, afin d’instituer ensuite la dictature prolétarienne de classe et réaliser le socialisme. » » ..Là, c’est la dictature des chefs ; ici, c’est la dictature des masses ! Tel est notre mot d’ordre. »
Telles sont les thèses essentielles qui caractérisent les vues de l’opposition dans le Parti communiste allemand.
Tout bolchevik qui a consciemment participé au développement du bolchevisme, ou l’a observé de près depuis 1903, dira aussitôt, après avoir lu ces raisonnements : « Quel vieux fatras connu de longue date ! Quel enfantillage de « gauche » !
Mais examinons de près les raisonnements cités.
La seule façon de poser la question : « dictature du parti ou bien dictature de la classe ? Dictature (parti) des chefs ou bien dictature (parti) des masses ? » témoigne déjà de la plus incroyable et désespérante confusion de pensée. Ces gens s’appliquent à inventer quelque chose de tout à fait original et, dans leur zèle à raffiner, ils se rendent ridicules. Tout le monde sait que les masses se divisent en classes ; qu’on ne peut opposer les masses et les classes que lorsqu’on oppose l’immense majorité dans son ensemble sans la différencier selon la position occupée dans le régime social de la production, et les catégories occupant chacune une position particulière dans ce régime ; que les classes sont dirigées, ordinairement, dans la plupart des cas, du moins dans les pays civilisés d’aujourd’hui, par des partis politiques ; que les partis politiques sont, en règle générale, dirigés par des groupes plus ou moins stables de personnes réunissant le maximum d’autorité, d’influence, d’expérience, portées par voie d’élection aux fonctions les plus responsables, et qu’on appelle les chefs. Tout cela ce n’est que l’a b c. Tout cela est simple et clair. Pourquoi a-t-on besoin d’y substituer je ne sais quel charabia, je ne sais quel nouveau volapük ? D’une part, il est évident que ces gens se sont empêtrés dans les difficultés d’une époque où la succession rapide de la légalité et de l’illégalité du parti trouble le rapport ordinaire, normal et simple entre chefs, partis et classes. En Allemagne, comme dans les autres pays d’Europe, on s’est trop habitué à la légalité, à l’élection libre et normale des « chefs » par les congrès réguliers des partis, à la vérification commode de la composition de classe des partis par les élections au parlement, les meetings, la presse, les dispositions d’esprit des syndicats et autres associations, etc. Quand il a fallu, par suite de la marche impétueuse de la révolution et du développement de la guerre civile, passer rapidement de cet état de choses coutumier à la succession, à la combinaison de la légalité et de l’illégalité, aux procédés « incommodes », « non démocratiques », de désignation, de formation ou de conservation des « groupes de dirigeants », on a perdu la tête et on s’est mis à imaginer des énormités. Sans doute les « tribunistes » hollandais qui ont eu le malheur de naître dans un petit pays jouissant des traditions et des conditions d’une légalité particulièrement stable et privilégiée, qui n’ont jamais vu se succéder la légalité et l’illégalité, se sont-ils empêtrés eux-mêmes ; ils ont perdu la tête et ont favorisé ces inventions absurdes.
D’autre part, on observe l’emploi simplement irréfléchi et illogique des vocables « à la mode », pour notre temps, sur la « masse » et les « chefs ». Les gens ont beaucoup entendu parler des « chefs », ils ont la tête pleine d’attaques de toute sorte contre eux, ils se sont habitués à les voir opposer à la « masse » ; mais ils n’ont pas su réfléchir au pourquoi de la chose, y voir clair.
C’est surtout à la fin de la guerre impérialiste et dans l’après-guerre que le dissentiment entre les « chefs » et la « masse » s’est marqué dans tous les pays avec le plus de force et de relief. La cause principale de ce phénomène a été maintes fois expliquée par Marx et Engels, de 1852- 1892, par l’exemple de l’Angleterre. La situation exclusive de l’Angleterre donnait naissance à une « aristocratie ouvrière », à demi petite-bourgeoise, opportuniste, issue de la « masse ». Les chefs de cette aristocratie ouvrière passaient continuellement aux côtés de la bourgeoisie qui les entretenait, directement ou indirectement. Marx s’attira la haine flatteuse de cette racaille pour les avoir ouvertement taxés de trahison. L’impérialisme moderne (du XX° siècle) a créé à quelques pays avancés une situation exceptionnellement privilégiée, et c’est sur ce terrain qu’on a vu partout dans la II° Internationale se dessiner le type des chefs traîtres, opportunistes, social-chauvins, défendant les intérêts de leur corporation, de leur mince couche sociale : l’aristocratie ouvrière. Les partis opportunistes se sont détachés des « masses », c’est-à-dire des plus larges couches de travailleurs, de leur majorité, des ouvriers les plus mal payés. La victoire du prolétariat révolutionnaire est impossible si on ne lutte pas contre ce mal, si on ne dénonce pas, si on ne flétrit pas, si on ne chasse pas les chefs opportunistes social-traîtres. Telle est bien la politique pratiquée par la III° Internationale.
Mais en arriver sous ce prétexte à opposer en général la dictature des masses à la dictature des chefs, c’est une absurdité ridicule, une sottise. Le plaisant, surtout, c’est qu’aux anciens chefs qui s’en tenaient à des idées humaines sur les choses simples, on substitue en fait (sous le couvert du mot d’ordre « à bas les chefs ! ») des chefs nouveaux qui débitent des choses prodigieusement stupides et embrouillées. Tels sont en Allemagne Laufenberg, Wolfheim, Horner, Karl Schroeder, Friedrich Wendel, Karl Erler . Les tentatives de ce dernier pour « approfondir » la question et proclamer en général l’inutilité et le « bourgeoisisme » des partis politiques représentent à elles seules de telles colonnes d’Hercule en fait de sottises, que les bras vous en tombent. Voilà bien où s’applique cette vérité que d’une petite erreur on peut toujours faire une erreur monstrueuse : il suffit d’y insister, de l’approfondir pour la justifier, de la « mener à son terme ».
Nier la nécessité du parti et de la discipline du parti, voilà où en est arrivée l’opposition. Or, cela équivaut à désarmer entièrement le prolétariat au profit de la bourgeoisie. Cela équivaut, précisément, à faire siens ces défauts de la petite bourgeoisie que sont la dispersion, l’instabilité, l’inaptitude à la fermeté, à l’union, à l’action conjuguée, défauts qui causeront inévitablement la perte de tout mouvement révolutionnaire du prolétariat, pour peu qu’on les encourage. Nier du point de vue du communisme la nécessité du parti, c’est sauter de la veille de la faillite du capitalisme (en Allemagne), non pas dans la phase inférieure ou moyenne du communisme, mais bien dans sa phase supérieure. En Russie nous en sommes encore (plus de deux ans après le renversement de la bourgeoisie) à faire nos premiers pas dans la voie de la transition du capitalisme au socialisme, ou stade inférieur du communisme. Les classes subsistent, et elles subsisteront partout, pendant des années après la conquête du pouvoir par le prolétariat. Peut-être ce délai sera-t-il moindre en Angleterre où il n’y a pas de paysans (mais où il y a cependant des petits patrons !). Supprimer les classes, ce n’est pas seulement chasser les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, – ce qui nous a été relativement facile, – c’est aussi supprimer les petits producteurs de marchandises ; or, ceux-ci on ne peut pas les chasser, on ne peut pas les écraser, il faut faire bon ménage avec eux. On peut (et on doit) les transformer, les rééduquer, – mais seulement par un travail d’organisation très long, très lent et très prudent. Ils entourent de tous côtés le prolétariat d’une ambiance petite-bourgeoise, ils l’en pénètrent, ils l’en corrompent, ils suscitent constamment au sein du prolétariat des récidives de défauts propres à la petite bourgeoisie : manque de caractère, dispersion, individualisme, passage de l’enthousiasme à l’abattement. Pour y résister, pour permettre au prolétariat d’exercer comme il se doit, avec succès et victorieusement, son rôle d’organisateur (qui est son rôle principal), le parti politique du prolétariat doit faire régner dans son sein une centralisation et une discipline rigoureuses. La dictature du prolétariat est une lutte opiniâtre, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative, contre les forces et les traditions de la vieille société. La force de l’habitude chez les millions et les dizaines de millions d’hommes est la force la plus terrible. Sans un parti de fer, trempé dans la lutte, sans un parti jouissant de la confiance de tout ce qu’il y a d’honnête dans la classe en question, sans un parti sachant observer l’état d’esprit de la masse et influer sur lui, il est impossible de soutenir cette lutte avec succès. Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie centralisée que de « vaincre » les millions et les millions de petits patrons ; or ceux-ci, par leur activité quotidienne, coutumière, invisible, insaisissable, dissolvante, réalisent les mêmes résultats qui sont nécessaires à la bourgeoisie, qui restaurent la bourgeoisie. Celui qui affaiblit tant soit peu la discipline de fer dans le parti du prolétariat (surtout pendant sa dictature), aide en réalité la bourgeoisie contre le prolétariat.
A côté de la question relative aux chefs, au parti, à la classe, à la masse, il faut poser la question des syndicats « réactionnaires ». Mais auparavant je me permettrai encore, en guise de conclusion, quelques remarques fondées sur l’expérience de notre parti. Des attaques contre la « dictature des chefs », il y en a toujours eu dans notre parti : les premières dont je me souvienne remontent à 1895, à l’époque où notre parti n’existait pas encore formellement, mais où le groupe central de Pétersbourg commençait à se constituer et devait prendre sur lui la direction des groupements de quartier. Au IX° Congrès de notre parti (avril 1920), il y avait une petite opposition qui s’élevait aussi contre la « dictature des chefs », l’ »oligarchie », etc. Il n’y a donc rien d’étonnant, rien de nouveau, rien de terrible dans cette « maladie infantile » qu’est le « communisme de gauche », chez les Allemands. Cette maladie passe sans danger et, après elle, l’organisme devient même plus robuste. D’autre part, la rapide succession du travail légal et illégal, qui impose la nécessité de « cacher » tout particulièrement, d’entourer d’un secret particulier, justement l’état-major, justement les chefs, entraîne parfois chez nous les plus funestes conséquences. Le pire fut, en 1912, l’entrée du provocateur Malinovski au Comité central bolcheviks. Il fit repérer des dizaines et des dizaines de camarades, parmi les meilleurs et les plus dévoués, il les fit envoyer au bagne et hâta la mort de beaucoup d’entre eux. S’il ne causa pas un mal encore plus grand, c’est parce que nous avions bien établi le rapport entre le travail légal et illégal. Pour gagner notre confiance, Malinovski, en sa qualité de membre du Comité central du Parti et de député à la Douma, devait nous aider à lancer des journaux quotidiens légaux qui savaient, même sous le tsarisme, livrer combat à l’opportunisme des mencheviks, et répandre, sous une forme utilement voilée, les principes fondamentaux du bolchevisme. D’une main Malinovski envoyait au bagne et à la mort des dizaines et des dizaines de meilleurs militants du bolchevisme ; de l’autre, il devait aider, par la voie de la presse légale, à l’éducation de dizaines et de dizaines de milliers de nouveaux bolcheviks. Voilà un fait que feront bien de méditer les camarades allemands (et aussi anglais et américains, français et italiens) qui ont pour tâche d’apprendre à mener le travail révolutionnaire dans les syndicats réactionnaires . Dans nombre de pays, y compris les plus avancés, la bourgeoisie envoie certainement et enverra des provocateurs dans les partis communistes. L’un des moyens de combattre ce danger, c’est de combiner avec intelligence le travail légal et illégal.
6. Les révolutionnaires doivent-ils militer dans les syndicats réactionnaires ?
Les « gauches » allemands croient pouvoir répondre sans hésiter à cette question par la négative. Selon eux, les déclamations et les apostrophes courroucées à l’adresse des syndicats « réactionnaires » et « contre-révolutionnaires « , suffisent (K. Horner l’affirme avec une « gravité » très part et très sotte) à « démontrer » l’inutilité et même l’inadmissibilité pour les révolutionnaires, les communistes, de militer dans les syndicats jaunes, contre-révolutionnaires, les syndicats des social-chauvins, des conciliateurs, des Legiens.
Mais, si convaincus que soient les « gauches » allemands du caractère révolutionnaire de cette tactique, elle réalité foncièrement erronée et ne renferme rien d’au des phrases creuses.
Pour bien le montrer, je partirai de notre expérience conformément au plan général du présent article qui a pour but d’appliquer à l’Europe occidentale ce qu’il y a de généralement applicable, de généralement significatif, de généralement obligatoire dans l’histoire et dans la tactique actuelle du bolchevisme.
Le rapport entre les chefs, le parti, la classe, les masses et, d’autre part, l’attitude de la dictature du prolétariat et de son parti envers les syndicats, se présentent aujourd’hui chez nous, concrètement, de la manière suivante. La dictature est exercée par le prolétariat organisé dans les soviets et dirigé par le Parti communiste bolchevik qui, selon les données de son dernier congrès (avril 1920), groupe 611000 membres. Ses effectifs ont subi de sensibles variation avant et après la Révolution d’Octobre ; ils étaient beaucoup moins importants autrefois, même en 1918 et en 1919 . Nous craignons une extension démesurée du parti, car les arrivistes et les gredins – qui ne méritent que le poteau d’exécution cherchent forcément à se glisser dans les rangs du parti gouvernemental. La dernière fois que nous ouvrîmes grandes les portes du parti – rien qu’aux ouvriers et aux paysans – c’était aux jours (hiver 1919) où Ioudénitch se trouvait à quelques verstes de Pétrograd et Dénikine à Orel (350 kilomètres environ de Moscou) ; c’est-à-dire dans un moment où un danger terrible, un danger de mort menaçait la République des Soviets, et où les aventuriers, les arrivistes, les gredins et, d’une façon générale, les éléments instables ne pouvaient pas le moins du monde compter sur une carrière avantageuse (mais plutôt s’attendre à la potence et aux tortures) en se joignant aux communistes. Un Comité central de 19 membres, élu au congrès, dirige le parti qui réunit des congrès annuels (au dernier congrès, la représentation était de 1 délégué par 1 000 membres) ; le travail courant est confié, à Moscou, à des collèges encore plus restreints appelés « Orgbureau » (Bureau d’organisation) et « Politbureau » (Bureau politique), qui sont élus en assemblée plénière du Comité central, à raison de 5 membres pris dans son sein pour chaque bureau. Il en résulte donc la plus authentique « oligarchie ». Et dans notre République il n’est pas une question politique ou d’organisation de quelque importance qui soit tranchée par une institution de l’Etat sans que le Comité central du Parti ait donné ses directives.
Dans son travail, le parti s’appuie directement sur les syndicats qui comptent aujourd’hui, d’après les données du dernier congrès (avril 1920), plus de quatre millions de membres et, formellement, sont sans-parti. En fait, toutes les institutions dirigeantes de l’immense majorité des syndicats et, au premier chef, naturellement, le Centre ou le Bureau des syndicats de Russie (Conseil central des syndicats de Russie) sont composés de communistes et appliquent toutes les directives du parti. On obtient en somme un appareil prolétarien qui, formellement, n’est pas communiste, qui est souple et relativement vaste, très puissant, un appareil au moyen duquel le parti est étroitement lié à la classe et à la masse, et au moyen duquel la dictature de la classe se réalise sous la direction du parti. Sans la plus étroite liaison avec les syndicats, sans leur appui énergique, sans leur travail tout d’abnégation non seulement dans la construction économique, mais aussi dans l’organisation militaire, il est évident que nous n’aurions pas pu gouverner le pays et réaliser la dictature, je ne dis pas pendant deux ans et demi, mais même pendant deux mois et demi. On conçoit que, pratiquement, cette liaison très étroite implique un travail de propagande et d’agitation très complexe et très varié, d’opportunes et fréquentes conférences non seulement avec les dirigeants, mais, d’une façon générale, avec les militants influents des syndicats ; une lutte résolue contre les mencheviks qui, jusqu’à ce jour, comptent un certain nombre – bien petit, il est vrai – de partisans qu’ils initient à toutes les roueries de la contre-révolution, depuis la défense idéologique de la démocratie (bourgeoise), depuis le prône de » l’indépendance » des syndicats (indépendance vis-à-vis du pouvoir d’Etat prolétarien !) jusqu’au sabotage de la discipline prolétarienne, etc., etc.
Nous reconnaissons que la liaison avec les « masses » par les syndicats, est insuffisante. La pratique a créé chez nous, au cours de la révolution, une institution que nous nous efforçons par tous les moyens de maintenir, de développer, d’élargir : ce sont les conférences d’ouvriers et de paysans sans-parti, qui nous permettent d’observer l’état d’esprit des masses, de nous rapprocher d’elles, de pourvoir à leurs besoins, d’appeler les meilleurs de leurs éléments aux postes d’Etat, etc. Un récent décret sur la réorganisation du Commissariat du peuple pour le contrôle d’Etat en « Inspection ouvrière et. paysanne », donne à ces conférences de sans-parti le droit d’élire des membres des services du contrôle d’Etat, qui procéderont à diverses révisions, etc. Ensuite, il va de soi que tout le travail du parti se fait par les Soviets qui groupent les masses laborieuses sans distinction de profession. Les congrès des Soviets de district représentent une institution démocratique comme n’en ont encore jamais vu les meilleures parmi les républiques démocratiques du monde bourgeois ; c’est par l’intermédiaire de ces congrès (dont le parti s’efforce de suivre les travaux avec une attention soutenue), de même qu’en déléguant constamment des ouvriers conscients à la campagne, aux fonctions les plus diverses, – que le prolétariat remplit son rôle dirigeant à l’égard de la paysannerie ; que se réalise la dictature du prolétariat des villes, la lutte systématique contre les paysans riches, bourgeois, exploiteurs, spéculateurs, etc.
Tel est le mécanisme général du pouvoir d’Etat prolétarien considéré « d’en haut », du point de vue de l’application pratique de la dictature. Le lecteur comprendra, on peut l’espérer, pourquoi au bolchevik russe qui connaît ce mécanisme, qui l’a vu naître des petits cercles illégaux, clandestins, et se développer pendant vingt-cinq ans, toutes ces discussions sur la dictature « d’en haut » ou » d’en bas », des chefs ou de la masse, etc, ne peuvent manquer de paraître enfantines et ridicules, comme le serait une discussion sur la question de savoir ce qui est le plus utile à l’homme, sa jambe gauche ou son bras droit.
Non moins enfantines et ridicules doivent nous paraître les graves dissertations tout à fait savantes et terriblement révolutionnaires des « gauches » allemands qui prétendent que les communistes ne peuvent ni ne doivent militer dans les syndicats réactionnaires, qu’il est permis de refuser ce travail, qu’il faut sortir des syndicats et organiser, sans faute, une « union ouvrière » toute neuve, toute proprette, inventée par des communistes bien gentils (et, pour la plupart, sans doute, bien jeunes), etc., etc.
Le capitalisme laisse nécessairement en héritage au socialisme, d’une part, les vieilles distinctions professionnelles et corporatives, qui se sont établies durant des siècles entre les ouvriers, et, d’autre part, des syndicats qui ne peuvent se développer et ne se développeront que très lentement, pendant des années et des années, en des syndicats d’industrie plus larges, moins corporatifs (s’étendant à des industries entières, et non pas simplement à des corporations, des corps de métiers et des professions). Par l’intermédiaire de ces syndicats d’industrie, on supprimera plus tard la division du travail entre les hommes ; on passera à l’éducation, à l’instruction et à la formation d’hommes universellement développés, universellement préparés, et sachant tout faire. C’est là que va, doit aller et arrivera le communisme, mais seulement au bout de longues années. Tenter aujourd’hui d’anticiper pratiquement sur ce résultat futur du communisme pleinement développé, solidement constitué, à l’apogée de sa maturité, c’est vouloir enseigner les hautes mathématiques à un enfant de quatre ans.
Nous pouvons (et devons) commencer à construire le socialisme, non pas avec du matériel humain imaginaire ou que nous aurions spécialement formé à cet effet, mais avec ce que nous a légué le capitalisme. Cela est très « difficile », certes, mais toute autre façon d’aborder le problème est si peu sérieuse qu’elle ne vaut même pas qu’on en parle.
Les syndicats ont marqué un progrès gigantesque de la classe ouvrière au début du développement du capitalisme ; ils ont marqué le passage de l’état de dispersion et d’impuissance où se trouvaient les ouvriers, aux premières ébauches du groupement de classe. Lorsque commença à se développer la forme suprême de l’union de classe des prolétaires, le parti révolutionnaire du prolétariat (qui ne méritera pas ce nom aussi longtemps qu’il ne saura pas lier les chefs, la classe et les masses en un tout homogène, indissoluble), les syndicats révélèrent inévitablement certains traits réactionnaires, une certaine étroitesse corporative, une certaine tendance à l’apolitisme, un certain esprit de routine, etc. Mais nulle part au monde le développement du prolétariat ne s’est fait et ne pouvait se faire autrement que par les syndicats, par l’action réciproque des syndicats et du parti de la classe ouvrière. La conquête du pouvoir politique par le prolétariat est, pour le prolétariat considéré comme classe, un immense pas en avant. Aussi le parti doit-il, plus encore que dans le passé, à la manière nouvelle et pas seulement à l’ancienne, éduquer les syndicats, les diriger, sans oublier toutefois qu’ils restent et resteront longtemps l’indispensable « école du communisme » et l’école préparatoire des prolétaires pour l’application de leur dictature, le groupement nécessaire des ouvriers afin que la gestion de toute l’économie du pays passe graduellement d’abord aux mains de la classe ouvrière (et non à telles ou telles professions), et puis à l’ensemble des travailleurs.
Un certain « esprit réactionnaire » des syndicats, en ce sens, est inévitable sous la dictature du prolétariat. Ne pas le comprendre, c’est faire preuve d’une totale incompréhension des conditions essentielles de la transition du capitalisme au socialisme. Redouter cet « esprit réactionnaire », essayer de l’éluder, de passer outre, c’est commettre une grave erreur, car c’est craindre d’assumer ce rôle de l’avant-garde du prolétariat qui consiste à instruire, éclairer, éduquer, appeler à une vie nouvelle les couches et les masses les plus retardataires de la classe ouvrière et de la paysannerie. D’autre part, remettre la mise en œuvre de la dictature du prolétariat jusqu’au moment ou il ne resterait plus un seul ouvrier atteint d’étroitesse professionnelle, plus un ouvrier imbu des préjugés corporatifs et trade-unionistes, serait une erreur encore plus grave. L’art du politique (et la juste compréhension de ses devoirs par un communiste) est d’apprécier correctement les conditions et le moment où l’avant-garde du prolétariat sera à même de s’emparer du pouvoir ; de bénéficier, pendant et après, d’un appui suffisant de couches suffisamment larges de la classe ouvrière et des masses laborieuses non prolétariennes ; où elle saura dès lors soutenir, renforcer, élargir sa domination, en éduquant, en instruisant, en attirant à elle des masses toujours plus grandes de travailleurs. Poursuivons. Dans les pays plus avancés que la Russie, un certain esprit réactionnaire des syndicats s’est manifesté et devait se manifester incontestablement, avec beaucoup plus de force que chez nous. En Russie les mencheviks avaient (et ont encore en partie, dans un très petit nombre de syndicats) un appui dans les syndicats, précisément grâce à cette étroitesse corporative, à cet égoïsme professionnel et à l’opportunisme. Les mencheviks d’Occident se sont bien plus solidement « incrustés » dans les syndicats, et une « aristocratie ouvrière » corporative, étroite, égoïste, sans entrailles, cupide, philistine, d’esprit impérialiste, soudoyée et corrompue par l’impérialisme, y est apparue bien plus puissante que chez nous. Cela est indiscutable. La lutte contre les Gompers, contre MM. Jouhaux, Henderson, Merrheim, Legien et Cie en Europe occidentale, est beaucoup plus difficile que la lutte contre nos mencheviks qui représentent un type politique et social parfaitement analogue. Cette lutte doit être impitoyable et il faut absolument la pousser, comme nous l’avons fait, jusqu’à déshonorer complètement et faire chasser des syndicats tous les incorrigibles leaders de l’opportunisme et du social-chauvinisme. Il est impossible de conquérir le pouvoir politique (et il ne faut pas essayer de prendre le pouvoir) aussi longtemps que cette lutte n’a pas été poussée jusqu’à un certain degré ; dans les différents pays et dans des conditions diverses, ce « certain degré » n’est pas le même, et seuls des dirigeants politiques du prolétariat, réfléchis, expérimentés et compétents, peuvent le déterminer exactement dans chaque pays. (En Russie, la mesure du succès dans cette lutte nous fut donnée notamment par les élections à l’Assemblée constituante, en novembre 1917, quelques jours après la révolution prolétarienne du 25 octobre 1917. Lors de ces élections, les mencheviks furent battus à plate couture, n’ayant recueilli que 700 000 suffrages -1 400 000 voix en ajoutant celles de la Transcaucasie – contre 9 000 000 de voix aux bolcheviks. Voir à ce sujet mon article « Les élections à l’Assemblée constituante et la dictature du prolétariat » dans le n° 7-8 de l’Internationale Communiste.)
Mais nous luttons contre « l’aristocratie ouvrière » au nom de la masse ouvrière et pour la gagner à nous ; nous combattons les leaders opportunistes et social-chauvins pour gagner à nous la classe ouvrière. Il serait absurde de méconnaître cette vérité élémentaire et évidente entre toutes. Or, c’est précisément la faute que commettent les communistes allemands « de gauche » qui, de l’esprit réactionnaire et contre-révolutionnaire des milieux dirigeants syndicaux, concluent à . . . la sortie des communistes des syndicats ! Au refus d’y travailler ! et voudraient créer de nouvelles formes d’organisation ouvrière qu’ils inventent ! Bêtise impardonnable qui équivaut à un immense service rendu par les communistes à la bourgeoisie. Car nos mencheviks, de même que tous les leaders opportunistes, social-chauvins et kautskistes des syndicats, ne sont pas autre chose que des « agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier » (ce que nous avons toujours dit des mencheviks) ou « les commis ouvriers de la classe capitaliste » (labour lieutenants of the capitalist class), selon la belle expression, profondément juste, des disciples américains de Daniel De Leon. Ne pas travailler dans les syndicats réactionnaires, c’est abandonner les masses ouvrières insuffisamment développées ou arriérées à l’influence des leaders réactionnaires, des agents de la bourgeoisie, des aristocrates ouvriers ou des « ouvriers embourgeoisés » (cf. à ce sujet la lettre d’Engels à Marx sur les ouvriers anglais, 1858). La « théorie » saugrenue de la non-participation des communistes dans les syndicats réactionnaires montre, de toute évidence, avec quelle légèreté ces communistes « de gauche » envisagent la question de l’influence sur les « masses », et quel abus ils font dans leurs clameurs du mot « masse ». Pour savoir aider la « masse » et gagner sa sympathie, son adhésion et son appui, il ne faut pas craindre les difficultés, les chicanes, les pièges, les outrages, les persécutions de la part des « chefs » (qui, opportunistes et social-chauvins, sont dans la plupart des cas liés – directement ou indirectement – à la bourgeoisie et à la police) et travailler absolument là où est la masse. Il faut savoir consentir tous les sacrifices, surmonter les plus grands obstacles, afin de faire un travail de propagande et d’agitation méthodique, persévérant, opiniâtre et patient justement dans les institutions, sociétés, organisations – même tout ce qu’il y a de plus réactionnaires – partout où il y a des masses prolétariennes ou semi-prolétariennes. Or les syndicats et les coopératives ouvrières (celles-ci dans certains cas, tout au moins) sont justement des organisations où se trouve la masse. En Angleterre, d’après les informations d’un journal suédois, le Folkets Dagblad Politiken (du 10 mars 1920), les effectifs des trade-unions ont passé, de fin 1917 – fin 1918, de 5500 000 à 6 600 000 membres, accusant ainsi une augmentation de 29%. A la fin de 2929, on en comptait jusqu’à 7 500 000. Je n’ai pas sous la main les chiffres correspondants pour la France et l’Allemagne, mais il est des faits absolument indiscutables et connus de tous, qui attestent un accroissement sensible du nombre des syndiqués dans ces pays également.
Ces faits attestent de toute évidence ce que des milliers d’autres symptômes confirment : la conscience accrue et la tendance toujours plus grande à l’organisation qui se manifestent justement dans les masses prolétariennes, dans les « couches inférieures », retardataires. Des millions d’ouvriers en Angleterre, en France, en Allemagne passent pour la première fois de l’inorganisation totale à la forme d’organisation élémentaire, inférieure, la plus simple et la plus accessible (pour ceux qui sont encore profondément imbus des préjugés démocratiques bourgeois), à savoir : aux syndicats. Et les communistes de gauche, révolutionnaires, mais peu raisonnables, sont là à crier : « la masse », « la masse » ! et refusent de militer au sein des syndicats !! en prétextant leur « esprit réactionnaire » ! ! Et ils inventent une « Union ouvrière » toute neuve, proprette, innocente des préjugés démocratiques bourgeois, des péchés corporatifs et étroitement professionnels, – cette Union qui, à ce qu’ils prétendent, sera (qui sera !) large, et pour l’adhésion à laquelle il faut simplement (simplement !) « reconnaître le système des Soviets et la dictature » (voir plus haut la citation) !!
On ne saurait concevoir plus grande déraison, plus grand tort fait à la révolution par des révolutionnaires « de gauche » ! Mais, si en Russie, après deux années et demie de victoires sans précédent sur la bourgeoisie de la Russie et de l’Entente, nous posions, aujourd’hui, comme condition d’admission aux syndicats, la « reconnaissance de la dictature », nous commettrions une sottise, nous porterions préjudice à notre influence sur les masses, nous ferions le jeu des mencheviks. Car toute la tâche des communistes est de savoir convaincre les retardataires, de savoir travailler parmi eux et non de se séparer d’eux par des mots d’ordre « de gauche » d’une puérile invention.
Il est hors de doute que MM. Gompers, Henderson, Jouhaux et Legien sont très reconnaissants à ces révolutionnaires « de gauche » qui, comme ceux de l’opposition « de principe » allemande (Dieu nous préserve de semblables « principes » !) ou comme certains révolutionnaires américains des « Ouvriers industriels du monde » prêchent l’abandon des syndicats réactionnaires et se refusent à y travailler. N’en doutons pas, messieurs les « leaders » de l’opportunisme useront de toutes les roueries de la diplomatie bourgeoise, ils en appelleront au concours des gouvernements bourgeois, du clergé, de la police, des tribunaux pour fermer aux communistes l’entrée des syndicats, pour les en éliminer par tous les moyens, leur rendre le travail dans les syndicats désagréable au possible, pour les outrager, les traquer, les persécuter. Il faut savoir résister à tout cela, consentir tous les sacrifices, user même – en cas de nécessité – de tous les stratagèmes, de toutes les astuces, recourir aux expédients, taire, celer la vérité, à seule fin de pénétrer dans les syndicats, d’y rester et d’y mener coûte que coûte l’action communiste. Sous le tsarisme, jusqu’en 1905, nous n’eûmes aucune « possibilité légale » ; mais quand le policier Zoubatov organisait ses réunions ultra-réactionnaires d’ouvriers et ses associations ouvrières pour repérer et combattre les révolutionnaires, nous envoyions à ces réunions et dans ces associations des membres de notre parti (dans leur nombre, je me souviens personnellement de l’ouvrier pétersbourgeois Babouchkine, militant remarquable, fusillé en 1906 par les généraux du tsar), qui établissaient la liaison avec la masse, s’ingéniaient à faire leur travail de propagande et arrachaient les ouvriers à l’influence des hommes de Zoubatov . Certes, il est plus difficile d’en faire autant dans les pays d’Europe occidentale, particulièrement imbus de préjugés légalistes, constitutionnels, démocratiques bourgeois, particulièrement enracinés. Cependant on peut et on doit le faire, et le faire systématiquement.
Le Comité exécutif de la III° Internationale doit, à mon avis personnel, condamner ouvertement et engager le prochain congrès de l’Internationale Communiste à condamner d’une façon générale la politique de non-participation aux syndicats réactionnaires (en expliquant minutieusement ce qu’une telle non-participation a de déraisonnable et d’infiniment préjudiciable à la cause de la révolution prolétarienne), et, notamment, la ligne de conduite de certains membres du Parti communiste hollandais, qui – directement ou indirectement, ouvertement ou non, totalement ou en partie, peu importe – ont soutenu cette politique fausse. La III° Internationale doit briser avec la tactique de la II°, ne pas éluder les questions angoissantes, ne pas les estomper, mais au contraire les poser de front. Nous avons dit, bien en face, toute la vérité aux « indépendants » (au Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne) ; il faut la dire de même aux communistes « de gauche ».
7. Faut-il participer aux parlements bourgeois ?
Les communistes « de gauche » allemands répondent à cette question avec le plus grand dédain – et la plus grande légèreté – par la négative. Leurs arguments ? Dans la citation reproduite plus haut nous avons vu : » … . repousser de la façon la plus décidée tout retour aux formes parlementaires de lutte qui, historiquement et politiquement, ont fait leur temps. . «
Cela est dit en termes prétentieux jusqu’au ridicule, et cela est manifestement faux. « Retour » aux formes parlementaires ! Peut-être qu’en Allemagne la république soviétique existe déjà ? Non, ce me semble. Mais alors comment peut-on parler de « retour » ? N’est-ce pas là une phrase en l’air ?
Les formes parlementaires « historiquement ont fait leur temps ». C’est vrai au sens de la propagande. Mais chacun sait que de là à leur disparition dans la pratique, il y a encore très loin. Depuis des dizaines d’années on pouvait dire à bon droit que le capitalisme « historiquement avait fait son temps » ; mais’ cela ne nous dispense nullement de la nécessité de soutenir une lutte très longue et très opiniâtre sur le terrain du capitalisme. Le parlementarisme a « historiquement fait son temps » au point de vue de l’histoire universelle, autrement dit l’époque du parlementarisme bourgeois est terminée, l’époque de la dictature du prolétariat a commencé. C’est indéniable. Mais à l’échelle de l’histoire universelle, c’est par dizaines d’années que l’on compte. Dix ou vingt ans plus tôt ou plus tard ne comptent pas du point de vue de l’histoire universelle ; c’est au point de vue de l’histoire universelle une quantité négligeable qu’il est impossible de mettre en ligne de compte, même par approximation. Mais c’est justement pourquoi, en invoquant, dans une question de politique pratique, l’échelle de l’histoire mondiale, on commet la plus flagrante erreur théorique.
Le parlementarisme a-t-il « politiquement fait son temps » ? Là, c’est une autre affaire. Si c’était vrai, les communistes « de gauche » seraient en bonne position. Mais il faudrait le prouver par une analyse très sérieuse ; or, les communistes « de gauche » ne savent même pas aborder cette tâche. L’analyse contenue dans les Thèses sur le parlementarisme, publiées dans le n°1 du Bulletin du Bureau provisoire d’Amsterdam de l’internationale Communiste (Bulletin of the Provisional Bureau in Amsterdam of the Communist international, February 1920), et qui traduisent manifestement la tendance de gauche des hollandais ou la tendance hollandaise de gauche, – cette analyse, comme nous le verrons, ne tient pas debout.
Premièrement. Les « gauches » d’Allemagne, on le sait, estimaient dès le mois de janvier 1919 que le parlementarisme avait « politiquement fait son temps », contrairement à l’opinion de ces chefs politiques éminents qu’étaient Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. On sait que les « gauches » se sont trompés. Ce fait seul détruit d’emblée et radicalement la thèse selon laquelle le parlementarisme aurait « politiquement fait son temps ». Les « gauches » ont le devoir de démontrer que leur erreur indiscutable autrefois a cessé d’en être une aujourd’hui. Mais ils n’apportent pas l’ombre d’une preuve et ne peuvent l’apporter. L’attitude d’un parti politique en face de ses erreurs est un des critériums les plus importants et les plus sûrs pour juger si ce parti est sérieux et s’il remplit réellement ses obligations envers sa classe et envers les masses laborieuses. Reconnaître ouvertement son erreur, en découvrir les causes, analyser la situation qui l’a fait naître, examiner attentivement les moyens de corriger cette erreur, voilà la marque d’un parti sérieux, voilà ce qui s’appelle, pour lui, remplir ses obligations, éduquer et instruire la classe, et puis les masses. En ne remplissant pas ce devoir, en n’apportant pas dans l’étude de leur erreur manifeste une extrême attention, le soin et la prudence nécessaires, les « gauches » d’Allemagne (et de Hollande) prouvent par là qu’ils ne sont pas le parti d’une classe, mais un petit cercle ; qu’ils ne sont pas le parti des masses, mais un groupe formé d’intellectuels et d’un petit nombre d’ouvriers rééditant les pires déformations de la gent intellectuelle.
Deuxièmement. Dans la même brochure du groupe des « gauches » de Francfort, dont nous avons donné plus haut des citations détaillées, nous lisons :
» …. des millions d’ouvriers qui suivent encore la politique du Centre (du parti catholique du « Centre ») sont contre-révolutionnaires. Les prolétaires des campagnes forment les légions des troupes contre-révolutionnaires » (p. 3 de la brochure en question). «
On voit tout de suite le ton : à la fois désinvolte et prétentieux. Mais le fait essentiel est indiscutable, et l’aveu qu’en font les « gauches » atteste leur erreur avec une évidence particulière. En effet, comment peut-on dire que « le parlementarisme a fait son temps politiquement », si des « millions » et des « légions » de prolétaires non seulement s’affirment encore pour le parlementarisme en général, mais sont franchement « contre-révolutionnaires » !? Il est évident qu’en Allemagne le parlementarisme n’a pas encore fait son temps politiquement. Il est évident que les « gauches » d’Allemagne ont pris leur désir, leur façon de voir en idéologie et en politique, pour une réalité objective. C’est là pour des révolutionnaires la plus dangereuse erreur. En Russie, où le joug exceptionnellement sauvage et féroce du tsarisme engendra, pendant une période particulièrement longue et sous des formes particulièrement variées, des révolutionnaires de toute nuance, des révolutionnaires admirables d’enthousiasme, de dévouement, d’héroïsme, de force de volonté, – en Russie nous avons pu observer de très près, étudier avec une attention toute spéciale, cette erreur dans laquelle tombent les révolutionnaires. Nous la connaissons fort bien, et c’est pourquoi nous la voyons si bien chez les autres. Il est évident que pour les communistes d’Allemagne le parlementarisme « a fait son temps politiquement » ; mais le tout est justement de ne pas croire que ce qui a fait son temps pour nous, a fait son temps pour la classe, a fait son temps pour les masses. Nous voyons ici une fois de plus que les « gauches » ne savent pas raisonner, ne savent pas se conduire en parti de la classe, en parti des masses. Vous êtes tenus de ne pas vous abaisser au niveau des masses, au niveau des couches retardataires d’une classe. C’est indiscutable. Vous êtes tenus de leur dire l’amère vérité. Vous êtes tenus d’appeler préjugés leurs préjugés démocratiques bourgeois et parlementaires. Mais en même temps vous êtes tenus de surveiller d’un œil lucide l’état réel de conscience et de préparation de la classe tout entière (et pas seulement de son avant-garde communiste), de la masse travailleuse tout entière (et pas seulement de ses éléments avancés).
Si même ce n’était pas des « millions » et des « légions », mais simplement une minorité assez importante d’ouvriers industriels qui suivait les prêtres catholiques, et d’ouvriers agricoles qui suivait les grands propriétaires fonciers et les koulaks (Grossbauern), il en résulterait déjà sans le moindre doute que le parlementarisme en Allemagne n’a pas encore fait son temps politiquement, que la participation aux élections parlementaires et aux luttes parlementaires est obligatoire pour le parti du prolétariat révolutionnaire précisément afin d’éduquer les couches retardataires de sa classe, précisément afin d’éveiller et d’éclairer la masse villageoise inculte, opprimée et ignorante. Tant que vous n’avez pas la force de dissoudre le parlement bourgeois et toutes les autres institutions réactionnaires, vous êtes tenus de travailler dans ces institutions précisément parce qu’il s’y trouve encore des ouvriers abrutis par la prêtraille et par l’atmosphère étouffante des trous de province. Autrement vous risquez de n’être plus que des bavards. Troisièmement. Les communistes « de gauche » disent beaucoup de bien de nous, bolcheviks. Parfois on a envie de leur répondre : Louez-nous donc un peu moins, étudiez davantage la tactique des bolcheviks, familiarisez-vous davantage avec elle ! Nous avons participé aux élections pour le parlement bourgeois de Russie, pour l’Assemblée constituante, en septembre-novembre 1917. Notre tactique était-elle juste ou non ? Si c’est non, il faut le dire clairement et le prouver : cela est nécessaire pour que le communisme international puisse élaborer une tactique juste. Si c’est oui, certaines conclusions s’imposent. Bien entendu, il ne saurait être question d’assimiler les conditions de la Russie à celles de l’Europe occidentale. Mais sur la question spéciale de savoir ce que signifie la notion : « le parlementarisme a fait son temps politiquement », il faut de toute nécessité tenir exactement compte de notre expérience, car ces notions se changent trop aisément en phrases creuses, quand on néglige de tenir compte de l’expérience concrète. Nous, les bolcheviks russes, n’avions-nous pas, en septembre-novembre 1917, plus que tous les communistes d’Occident, le droit d’estimer que le parlementarisme avait politiquement fait son temps en Russie ? Nous l’avions, évidemment, car la question n’est pas de savoir si les parlements bourgeois existent depuis longtemps ou depuis peu, mais si les grandes masses laborieuses sont prêtes (idéologiquement, politiquement, pratiquement) à adopter le régime soviétique et à dissoudre le parlement démocratique bourgeois – ou à en permettre la dissolution. Que la classe ouvrière des villes, les soldats et les paysans de Russie aient été, en septembre-novembre 1917, par suite de conditions particulières, admirablement préparés à l’adoption du régime soviétique et à la dissolution du plus démocratique des parlements bourgeois, c’est là un fait historique tout à fait indéniable et parfaitement établi. Et cependant les bolcheviks n’avaient pas boycotté l’Assemblée constituante ; ils avaient, au contraire, participé aux élections avant et après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. Que ces élections aient donné des résultats politiques infiniment précieux (et utiles au plus haut point pour le prolétariat), c’est ce que j’ai démontré – j’ose l’espérer – dans l’article mentionné plus haut, où j’analyse en détail les résultats des élections à l’Assemblée constituante de Russie.
De là une conclusion absolument indiscutable : la preuve est faite que même quelques semaines avant la victoire de la République soviétique, même après cette victoire, la participation à un parlement démocratique bourgeois, loin de nuire au prolétariat révolutionnaire, lui permet de démontrer plus facilement aux masses retardataires pourquoi ces parlements méritent d’être dissous, facilite le succès de leur dissolution, facilite l’ »élimination politique » du parlementarisme bourgeois. Dédaigner cette expérience et prétendre cependant appartenir à l’Internationale Communiste, qui doit élaborer internationalement sa tactique (une tactique non pas étroitement ou exclusivement nationale, mais réellement internationale), c’est commettre une grosse erreur, et c’est précisément renier en fait l’internationalisme, tout en le reconnaissant en paroles.
Considérons maintenant les arguments des « Hollandais de gauche » en faveur de la non-participation aux parlements. Voici, traduite de l’anglais, la plus importante des thèses « hollandaises » ci-dessus mentionnées, la thèse :
« Lorsque le système de production capitaliste est brisé et que la société se trouve en état de révolution, l’action parlementaire perd peu à peu de sa valeur, si on la compare à l’action des masses elles-mêmes. Lorsque, dans ces conditions, le parlement devient le centre et L’organe de la contre-révolution, et que, d’autre part, la classe ouvrière construit les instruments de son pouvoir sous forme des Soviets, il peut s’avérer même indispensable de répudier toute participation, quelle qu’elle soit, à l’action parlementaire. »
La première phrase est manifestement fausse, car l’action des masses – une grande grève, par exemple – est plus importante que l’action parlementaire toujours et non pas seulement pendant la révolution ou dans une situation révolutionnaire. Cet argument, qui est d’une inconsistance manifeste, qui est historiquement et politiquement faux, révèle simplement avec une clarté particulière que les auteurs de cette thèse ne tiennent aucun compte ni de l’expérience de l’Europe en général (de La France avant les révolutions de 1848 et de 1870, de l’Allemagne entre 1878 et 1890, etc.), ni de l’expérience russe (voir plus haut), sur l’importance qu’il y a à combiner la lutte légale et illégale. Cette question a une importance considérable, générale et spéciale, parce que dans tous les pays civilisés et avancés, l’heure approche rapidement où cette combinaison deviendra de plus en plus obligatoire – partiellement elle l’est déjà devenue – pour le parti du prolétariat révolutionnaire, étant donné la maturation, l’approche de la guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie, étant donné les persécutions féroces auxquelles sont en butte les communistes de la part des gouvernements républicains et, en général, des gouvernements bourgeois, qui violent constamment la légalité (l’exemple de l’Amérique est assez édifiant), etc. Cette question essentielle reste absolument incomprise des Hollandais et, en général, des gauches.
La seconde phrase est, d’abord, historiquement fausse. Nous, bolcheviks, avons participé aux parlements les plus contre-révolutionnaires, et l’expérience a montré que cette participation avait été non seulement utile, mais même indispensable au parti du prolétariat révolutionnaire, précisément après la première révolution bourgeoise en Russie (1905), pour préparer la seconde révolution bourgeoise (février 1917) et puis la révolution socialiste (octobre 1917). En second lieu, cette phrase est d’un illogisme surprenant. De ce que le parlement devient l’organe et le « centre » (en fait, il n’a jamais été et ne peut jamais être le « centre », soit dit en passant) de la contre-révolution, tandis que les ouvriers créent les instruments de Leur pouvoir sous la forme des Soviets, il s’ensuit que les ouvriers doivent se préparer – idéologiquement, politiquement, techniquement – à la lutte des Soviets contre le parlement, à la dissolution du parlement par les Soviets. Mais il ne s’ensuit nullement que cette dissolution soit entravée ou ne soit pas facilitée par la présence d’une opposition soviétique au sein du parlement contre-révolutionnaire. Pas une fois nous n’avons remarqué pendant notre lutte victorieuse contre Denikine et Koltchak, que l’existence chez eux d’une opposition prolétarienne, soviétique, ait été sans effet pour nos victoires. Nous savons fort bien que la dissolution par nous de la Constituante, le janvier 1918, ne fut pas entravée, mais facilitée par la présence, au sein de la Constituante contre-révolutionnaire que nous dissolvions, d’une opposition soviétique conséquente, bolchevique, et d’une opposition soviétique inconséquente, socialiste-révolutionnaire de gauche. Les auteurs de la thèse se sont complètement embrouillés et ils oublient l’expérience de plusieurs révolutions, sinon de toutes, expérience qui atteste combien il est utile, surtout en temps de révolution, de combiner l’action des masses en dehors du parlement réactionnaire avec celle d’une opposition sympathique à la révolution (ou mieux encore : soutenant directement la révolution) à l’intérieur de ce parlement. Les Hollandais et les « gauches » en général raisonnent ici en doctrinaires de la révolution, qui n’ont jamais participé à une révolution véritable, ou qui n’ont jamais médité l’histoire des révolutions, ou qui prennent naïvement la « négation » subjective d’une institution réactionnaire pour sa destruction effective par les forces conjuguées de divers facteurs objectifs. Le moyen le plus sûr de discréditer une nouvelle idée politique (et pas seulement politique) et de lui nuire, c’est de la défendre en la poussant ê l’absurde. En effet, toute vérité, si on la rend « exorbitante » (comme disait Dietzgen père), si on l’exagère, Si on l’étend au-delà des limites de son application réelle, peut être poussée à l’absurde, et, dans ces conditions, se change même infailliblement en absurdité. Tel est le pavé de l’ours que les « gauches » de Hollande et d’Allemagne jettent à la vérité nouvelle : la supériorité du pouvoir des Soviets sur les parlements démocratiques bourgeois. Certes, il aurait tort celui qui dirait comme autrefois, et d’une façon générale, que quelles que soient les circonstances, le refus de participer aux parlements bourgeois est inadmissible. Mais essayer de formuler ici les conditions dans lesquelles le boycottage est utile, je ne le puis, l’objet du présent article étant beaucoup plus modeste : tirer des enseignements de l’expérience russe pour éclairer certaines questions brûlantes de tactique communiste internationale. L’expérience russe nous offre une application réussie et juste (en 1905), une autre application erronée (en 1906) du boycottage par les bolcheviks. En analysant le premier cas, nous voyons que les bolcheviks avaient réussi à empêcher la convocation d’un parlement réactionnaire par un pouvoir réactionnaire, dans un moment où l’action révolutionnaire extraparlementaire des masses (notamment le mouvement gréviste) croissait avec une rapidité exceptionnelle ; où pas une couche du prolétariat et de la paysannerie ne pouvait soutenir, de quelque façon que ce fût, le pouvoir réactionnaire ; où le prolétariat révolutionnaire assurait son influence sur les grandes masses arriérées par la lutte gréviste et le mouvement agraire. Il est parfaitement évident que cette expérience n’est pas applicable aux conditions actuelles de l’Europe. De même, il est parfaitement évident, – pour les raisons exposées plus haut, – que la justification, même conditionnelle, du refus des Hollandais et des « gauches » de prendre part aux parlements, est foncièrement erronée et nuisible à la cause du prolétariat révolutionnaire.
En Europe occidentale et en Amérique, le parlement s’est rendu particulièrement odieux à l’avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière. C’est indéniable. Et cela se conçoit, car il est difficile de se représenter chose plus infâme, plus lâche, plus perfide, que la conduite de l’immense majorité des députés socialistes et social-démocrates au parlement, pendant et après la guerre.
Mais il ne serait pas simplement déraisonnable, il serait franchement criminel de se laisser aller à ce sentiment au moment de trancher la question de savoir comment il faut combattre un mal universellement reconnu. Dans beaucoup de pays d’Europe occidentale, le sentiment révolutionnaire est aujourd’hui, on peut le dire, une « nouveauté » ou une « rareté » attendue trop longtemps, en vain, avec trop d’impatience. Et peut-être est-ce pour cela que l’on cède avec tant de facilité au sentiment. Certes, en l’absence d’un sentiment révolutionnaire chez les masses, sans des conditions favorisant le progrès de ce sentiment, la tactique révolutionnaire ne se changera pas en acte ; mais en Russie, une trop longue, dure et sanglante expérience nous a convaincus de cette vérité qu’on ne saurait fonder une tactique révolutionnaire sur le seul sentiment révolutionnaire. La tactique doit être tracée de sang-froid, avec une objectivité rigoureuse, en tenant compte de toutes les forces de classe dans un Etat donné (de même que dans les Etats qui l’entourent et dans tous les Etats, à l’échelle mondiale), ainsi que de l’expérience des mouvements révolutionnaires. Manifester son « esprit révolutionnaire » en se contentant d’invectiver l’opportunisme parlementaire, de répudier la participation au parlement, est très facile. Mais justement parce qu’elle est trop facile, cette solution ne résout pas un problème ardu et même très ardu.
Créer dans les parlements d’Europe une fraction parlementaire authentiquement révolutionnaire est infiniment plus malaisé qu’en Russie. Evidemment. Mais ce n’est là qu’un aspect particulier de cette vérité générale, qu’étant donné la situation historique concrète, extrêmement originale, de 1917, il a été facile à la Russie de commencer la révolution socialiste, tandis qu’il lui sera plus difficile qu’aux pays d’Europe de la continuer et de la mener à son terme. J’ai déjà eu l’occasion, au début de 1918, d’indiquer ce fait, et une expérience de deux ans a entièrement confirmé ma façon de voir. Des conditions spécifiques telles que :
1) la possibilité d’associer la révolution soviétique à la cessation – grâce à cette révolution – de la guerre impérialiste qui infligeait aux ouvriers et aux paysans d’incroyables tortures ;
2) la possibilité de mettre à profit, pendant un certain temps, la lutte à mort des deux groupes de rapaces impérialistes les plus puissants du monde qui n’avaient pu se coaliser contre l’ennemi soviétique ;
3) la possibilité de soutenir une guerre civile relativement longue, en partie grâce aux vastes étendues du pays et à ses mauvais moyens de communications ;
4) l’existence dans la paysannerie d’un mouvement révolutionnaire démocratique bourgeois si profond que le parti du prolétariat a pu prendre les revendications révolutionnaires du parti des paysans (parti socialiste-révolutionnaire, nettement hostile, dans sa majorité, au bolchevisme) et les réaliser aussitôt grâce à la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, – pareilles conditions spécifiques n’existent pas actuellement en Europe occidentale, et le renouvellement de conditions identiques ou analogues n’est guère facile.
Voilà pourquoi, en plus d’une série d’autres raisons, il est notamment plus difficile à l’Europe occidentale qu’à nous de commencer la révolution socialiste. Essayer de « tourner » cette difficulté en « sautant » par-dessus le problème ardu de l’utilisation des parlements réactionnaires à des fins révolutionnaires, est pur enfantillage. Vous voulez créer une société nouvelle et vous reculez devant la difficulté de créer une bonne fraction parlementaire de communistes convaincus, dévoués, héroïques, dans un parlement réactionnaire ! N’est-ce pas de l’enfantillage ? Si Karl Liebknecht en Allemagne et Hôglund en Suède ont su, même sans un appui massif d’en bas, donner des modèles d’utilisation véritablement révolutionnaire des parlements réactionnaires, comment un parti révolutionnaire de masse, qui se développe rapidement, dans le cadre de la déception et de la colère des masses au lendemain de la guerre, n’aurait-il pas la force de forger une fraction communiste dans les pires des parlements ?! C’est justement parce qu’en Europe occidentale la masse arriérée des ouvriers et, plus encore, des petits paysans est beaucoup plus qu’en Russie pénétrée de préjugés démocratiques bourgeois et parlementaires, – c’est pour cette raison que les communistes peuvent (et doivent) uniquement du sein d’institutions comme les parlements bourgeois, poursuivre une lutte opiniâtre de longue haleine, et qui ne reculerait devant aucune difficulté, pour dénoncer, dissiper, vaincre ces préjugés.
Les « gauches » d’Allemagne se plaignent des mauvais « chefs » de leur parti et se laissent aller au désespoir ; ils en arrivent à une ridicule « négation » des « chefs ». Mais dans des conditions où l’on est souvent obligé de cacher les « chefs » dans l’illégalité, la formation de bons chefs, sûrs, éprouvés, ayant l’autorité morale nécessaire, est une tâche particulièrement difficile, dont il est impossible de venir à bout sans allier le travail légal au travail illégal et sans faire passer les « chefs », entre autres épreuves, par celle de l’arène parlementaire. La critique la plus violente, la plus implacable, la plus intransigeante, doit être dirigée non point contre le parlementarisme ou l’action parlementaire, mais contre les chefs qui ne savent pas – et, plus encore, contre ceux qui ne veulent pas – tirer parti des élections au parlement et de la tribune parlementaire en révolutionnaires, en communistes. Seule une telle critique jointe, bien entendu, à l’expulsion des chefs incapables et à leur remplacement par d’autres, plus capables, sera un travail révolutionnaire utile et fécond ; il éduquera à la fois les « chefs », – afin qu’ils soient dignes de la classe ouvrière et des masses laborieuses, – et les masses, afin qu’elles apprennent à bien s’orienter dans la situation politique et à comprendre les problèmes souvent très complexes et embrouillés qui en découlent .
8. Jamais de compromis ?
Nous avons vu, dans la citation empruntée à la brochure de Francfort, sur quel ton décidé les « gauches » lancent ce mot d’ordre. Il est triste de voir des gens qui, se croyant sans doute des marxistes et désirant l’être, oublient les vérités fondamentales du marxisme. Voici ce qu’écrivait, en 1874, contre le manifeste des 33 communards-blanquistes, Engels qui, comme Marx, compte parmi ces rares et très rares écrivains dont chaque phrase de chacun de leurs grands ouvrages est d’une remarquable profondeur de substance :
» . . . Nous sommes communistes » (écrivaient dans leur manifeste les communards-blanquistes) « parce que nous voulions arriver à notre but sans passer par les étapes intermédiaires et par les compromis qui ne font qu’éloigner le jour de la victoire et prolonger la période d’esclavage. »
Les communistes allemands sont communistes parce qu’à travers toutes les étapes intermédiaires et tous les compromis créés non par eux, mais par le développement historique, ils voient clairement et poursuivent constamment leur but final : l’abolition des classes et la création d’un régime social qui ne laissera plus de place à la propriété privée du sol et des moyens de production. Les 33 blanquistes sont communistes parce qu’ils s’imaginent que dès l’instant où ils veulent brûler les étapes intermédiaires et les compromis, l’affaire est dans le sac, et que si « cela commence » un de ces jours, ce dont ils sont fermement convaincus, et que le pouvoir tombe entre leurs mains, « le communisme sera instauré » dès après-demain. Si on ne peut le faire aussitôt, c’est donc qu’ils ne sont pas communistes.
« Quelle naïveté enfantine que d’ériger sa propre impatience en argument théorique ! » (F. Engels, Internationales aus dem Volksstaat, 1874, n°73 Extrait de l’article « Le programme des communards-blanquistes ».)
Dans ce même article, Engels dit l’estime profonde que lui inspire Vaillant, il parle des « mérites indiscutables » de Vaillant (qui fut comme Guesde un des grands chefs du socialisme international, avant leur trahison du socialisme en août 1914). Mais Engels ne laisse pas d’analyser en détail une erreur manifeste. Certes, à des révolutionnaires très jeunes et inexpérimentés, et aussi à des révolutionnaires petits-bourgeois, même d’âge très respectable et très expérimentés, il paraît extrêmement « dangereux », incompréhensible, erroné d’ »autoriser les compromis ». Et nombre de sophistes (politiciens ultra ou trop « expérimentés ») raisonnent précisément comme les chefs opportunistes anglais mentionnés par le camarade Lansbury : « Si les bolcheviks se permettent tel ou tel compromis, pourquoi ne pas nous permettre n’importe quel compromis ? » Mais les prolétaires instruits par des grèves nombreuses (pour ne prendre que cette manifestation de la lutte de classe), s’assimilent d’ordinaire admirablement la très profonde vérité (philosophique, historique, politique, psychologique) énoncée par Engels. Tout prolétaire a connu des grèves, a connu des « compromis » avec les oppresseurs et les exploiteurs exécrés, lorsque les ouvriers étaient contraints de reprendre le travail sans avoir rien obtenu, ou en acceptant la satisfaction partielle de leurs revendications. Tout prolétaire, vivant dans une atmosphère de lutte de masse et d’exaspération des antagonismes de classes, peut se rendre compte de la différence qui existe entre un compromis imposé par les conditions objectives (la caisse des grévistes est pauvre, ils ne sont pas soutenus, ils sont affamés et épuisés au-delà du possible), compromis qui ne diminue en rien chez les ouvriers qui l’ont conclu le dévouement révolutionnaire et la volonté de continuer la lutte, – et un compromis de traîtres qui rejettent sur les causes objectives leur bas égoïsme (les briseurs de grèves concluent eux aussi un « compromis » !), leur lâcheté, leur désir de se faire bien venir des capitalistes, leur manque de fermeté devant les menaces, parfois devant les exhortations, parfois devant les aumônes, parfois devant la flatterie des capitalistes (ces compromis de trahison sont particulièrement nombreux dans l’histoire du mouvement ouvrier anglais, du côté des chefs des trade-unions, mais presque tous les ouvriers dans tous les pays ont pu observer, sous une forme ou sous une autre, des phénomènes analogues).
Il se présente évidemment des cas isolés, exceptionnellement difficiles et complexes, où les plus grands efforts sont nécessaires pour bien déterminer le caractère véritable de tel ou tel « compromis », – de même qu’il est très difficile de décider, dans certains cas, si le meurtre était absolument légitime et même indispensable (par exemple, en cas de légitime défense), ou s’il est le résultat d’une négligence impardonnable, voire d’un plan perfide, habilement mis à exécution. (Il va de soi qu’en politique, où il s’agit parfois de rapports extrêmement complexes – nationaux et internationaux – entre les classes et les partis, de nombreux cas se présenteront, infiniment plus difficiles que la question de savoir Si un « compromis » conclu à l’occasion d’une grève est légitime, ou s’il est le fait d’un chef traître, d’un briseur de grève, etc. Vouloir trouver une recette, ou une règle générale (« Jamais de compromis » !) bonne pour tous les cas, est absurde. Il faut être assez compréhensif pour savoir se retrouver dans chaque cas particulier. La raison d’être de l’organisation du parti et des chefs dignes de ce nom c’est, entre autres choses, qu’ils doivent par un travail de longue haleine, opiniâtre, multiple et varié de tous les représentants conscients de la classe en question , acquérir les connaissances nécessaires, l’expérience nécessaire et, de plus, le flair politique nécessaire à la solution juste et prompte de questions politiques complexes.
Les gens naïfs et totalement dépourvus d’expérience s’imaginent qu’il suffit d’admettre les compromis en général pour que toute limite soit effacée entre l’opportunisme, contre lequel nous soutenons et devons soutenir une lutte intransigeante, et le marxisme révolutionnaire ou le communisme. Ces gens-là, s’ils ne savent pas encore que toutes les limites dans la nature et dans la société sont mobiles et jusqu’à un certain point conventionnelles, on ne peut leur venir en aide que moyennant une longue étude, instruction, éducation, expérience de la vie et des choses politiques. Il faut savoir discerner, dans les questions de politique pratique qui se posent à chaque moment particulier ou spécifique de l’histoire, celles où se manifestent les compromis les plus inadmissibles, les compromis de trahison, incarnant l’opportunisme funeste à la classe révolutionnaire, et consacrer tous les efforts pour les révéler et les combattre. Pendant la guerre impérialiste de 1914-1918 où s’affrontaient deux groupes de pays également pillards et rapaces, la forme principale, essentielle de l’opportunisme fut le social-chauvinisme, c’est-à-dire le soutien de la « défense nationale » qui, dans cette guerre, signifiait en réalité la défense des intérêts spoliateurs de « sa » bourgeoisie nationale. Après la guerre : la défense de la spoliatrice « Société des Nations » ; la défense des coalitions directes ou indirectes avec la bourgeoisie de son pays contre le prolétariat révolutionnaire et le mouvement « soviétique » ; la défense de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme bourgeois contre le « pouvoir des Soviets », – telles ont été les principales manifestations de ces inadmissibles compromis de trahison qui ont toujours abouti, en fin de compte, à un opportunisme funeste au prolétariat révolutionnaire et à la cause.
» ….. Repousser de la façon la plus décidée tout compromis avec les autres partis… toute politique de louvoiement et d’entente », écrivent les « gauches » d’Allemagne dans la brochure de Francfort. Il est bien étonnant qu’avec de pareilles idées Ces gauches ne prononcent pas une condamnation catégorique du bolchevisme ! Car enfin, il n’est pas possible que les gauches d’Allemagne ignorent que toute l’histoire du bolchevisme, avant et après la Révolution d’Octobre, abonde en exemples de louvoiement, d’ententes et de compromis avec les autres partis, sans en excepter les partis bourgeois !
Faire la guerre pour le renversement de la bourgeoisie internationale, guerre cent fois plus difficile, plus longue, plus compliquée que la plus acharnée des guerres ordinaires entre Etats, et renoncer d’avance à louvoyer, à exploiter les oppositions d’intérêts (fusent-elles momentanées) qui divisent nos ennemis, à passer des accords et des compromis avec des alliés éventuels (fusent-ils temporaires, peu sûrs, chancelants, conditionnels) ; n’est-ce pas d’un ridicule achevé ? N’est-ce pas quelque chose comme de renoncer d’avance, dans l’ascension difficile d’une montagne inexplorée et inaccessible jusqu’à ce jour, à marcher parfois en zigzags, à revenir parfois sur ses pas, à renoncer à la direction une fois choisie pour essayer des directions différentes ? Et des gens manquant à ce point de conscience et d’expérience (encore si leur jeunesse en était la cause : les jeunes ne sont-ils pas faits pour débiter un certain temps des bêtises pareilles !) ont pu être soutenus – de près ou de loin, de façon franche ou déguisée, entièrement ou en partie, il n’importe ! – par certains membres du Parti communiste hollandais !!
Après la première révolution socialiste du prolétariat, après le renversement de la bourgeoisie dans un pays, le prolétariat de ce pays reste encore longtemps plus faible que la bourgeoisie, d’abord simplement à cause des relations internationales étendues de cette dernière, puis à cause du renouvellement spontané et continu, de la régénération du capitalisme et de la bourgeoisie par les petits producteurs de marchandises dans le pays qui a renversé sa bourgeoisie. On ne peut triompher d’un adversaire plus puissant qu’au prix d’une extrême tension des forces et à la condition expresse d’utiliser de la façon la plus minutieuse, la plus attentive, la plus circonspecte, la plus intelligente, la moindre « fissure » entre les ennemis, les moindres oppositions d’intérêts entre tes bourgeoisies des différents pays, entre les différents groupes ou catégories de la bourgeoisie à l’intérieur de chaque pays, aussi bien que la moindre possibilité de s’assurer un allié numériquement fort, fut-il un allié temporaire, chancelant, conditionnel, peu solide et peu sûr. Qui n’a pas compris cette vérité n’a compris goutte au marxisme, ni en général au socialisme scientifique contemporain. Qui n’a pas prouvé pratiquement, pendant un laps de temps assez long et en des situations politiques assez variées, qu’il sait appliquer cette vérité dans les faits, n’a pas encore appris à aider la classe révolutionnaire dans sa lutte pour affranchir des exploiteurs toute l’humanité laborieuse. Et ce qui vient d’être dit est aussi vrai pour la période qui précède et qui suit la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.
Notre théorie n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action, ont dit Marx et Engels et la plus grave erreur, le crime le plus grave de marxistes aussi « patentés » que Karl Kautsky, Otto Bauer et autres, c’est qu’ils n’ont pas compris, c’est qu’ils n’ont pas su appliquer cette vérité aux heures les plus décisives de la révolution prolétarienne. « L’action politique, ce n’est pas un trottoir de la perspective Nevski » (un trottoir net, large et uni de l’artère principale, absolument rectiligne, de Pétersbourg), disait déjà N. Tchernychevski, le grand socialiste russe de la période d’avant Marx. Depuis Tchernychevski, les révolutionnaires russes ont payé de sacrifices sans nombre leur méconnaissance ou leur oubli de cette vérité. Il faut à tout prix faire en sorte que les communistes de gauche et les révolutionnaires d’Europe occidentale et d’Amérique, dévoués à la classe ouvrière, ne payent pas aussi cher que les Russes retardataires l’assimilation de cette vérité. Jusqu’à la chute du tsarisme, les social-démocrates révolutionnaires de Russie recoururent maintes fois aux services des libéraux bourgeois, c’est-à-dire qu’ils passèrent quantité de compromis pratiques avec ces derniers. En 1901-1902, dès avant la naissance du bolchevisme, l’ancienne rédaction de l’Iskra (faisaient partie de cette rédaction : Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, Martov, Potressov et moi) avait conclu (pas pour longtemps, il est vrai) une alliance politique formelle avec le leader politique du libéralisme bourgeois, Strouve, tout en soutenant sans discontinuer la lutte idéologique et politique la plus implacable contre le libéralisme bourgeois et contre les moindres manifestations de son influence au sein du mouvement ouvrier. Les bolcheviks ont toujours suivi cette politique. Depuis 1905, ils ont systématiquement préconisé l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie contre la bourgeoisie libérale et le tsarisme, sans toutefois refuser jamais de soutenir la bourgeoisie contre le tsarisme (par exemple, au scrutin de 2e degré ou au scrutin de ballottage) et sans cesser la lutte idéologique et politique la plus intransigeante contre le parti paysan révolutionnaire bourgeois, les « socialistes-révolutionnaires », qu’ils dénonçaient comme des démocrates petits-bourgeois se prétendant socialistes. En 1907, les bolcheviks constituèrent, pour peu de temps, un bloc politique formel avec les « socialistes-révolutionnaires » pour les élections à la Douma. De 1903 à 1912, nous avons séjourné avec les mencheviks, parfois pendant plusieurs années, nominalement dans le même parti social-démocrate, sans jamais cesser de les combattre sur le terrain idéologique et politique comme agents de l’influence bourgeoise sur le prolétariat et comme opportunistes. Nous avons conclu pendant la guerre une sorte de compromis avec les « kautskistes », les mencheviks de gauche (Martov) et une partie des « socialistes-révolutionnaires » (Tchernov, Nathanson) ; nous avons siégé avec eux à Zimmerwald et Kienthal, publié des manifestes communs ; mais nous n’avons jamais cessé ni relâché notre lutte idéologique et politique contre les « kautskistes », les Martov et les Tchernov. (Nathanson est mort en 1919, étant « communiste-révolutionnarie » populiste très proche de nous, presque solidaire avec nous.) Au moment même de la Révolution d’Octobre, nous avons constitué un bloc politique, non point formel, mais très important (et très réussi) avec la paysannerie petite-bourgeoise, en acceptant en entier, sans y rien changer, le programme agraire des socialistes-révolutionnaires ; c’est-à-dire que nous avons consenti un compromis indéniable, afin de prouver aux paysans que, loin de vouloir nous imposer, nous désirions nous entendre avec eux. Nous avons proposé en même temps (et nous réalisions peu après) un bloc politique formel – avec participation au gouvernement – aux « socialistes-révolutionnaires de gauche » qui dénoncèrent ce bloc au lendemain de la paix de Brest-Litovsk pour en venir ensuite, en juillet 1918, à une insurrection armée et, plus tard, à la lutte armée contre nous.
On conçoit donc que les attaques des gauches d’Allemagne contre le Comité central du Parti communiste allemand, auquel on reproche d’admettre l’idée d’un bloc avec les « indépendants » (le « Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne », les kautskistes), nous paraissent absolument dénuées de sérieux ; c’est une démonstration évidente de l’erreur des « gauches ». Il y a eu, en Russie également, des mencheviks de droite (ils firent partie du gouvernement Kérensky) qui correspondaient aux Scheidemann d’Allemagne, et des mencheviks de gauche (Martov) en opposition aux mencheviks de droite et correspondant aux kautskistes allemands. Nous avons pu observer clairement en 1917 le passage graduel des masses ouvrières, du camp menchevik aux côtés des bolcheviks : au 1° Congrès des Soviets de Russie, en juin 1917, nous ne réunissions que 53% des voix. La majorité appartenait aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks. Au deuxième Congrès des Soviets (25 octobre 1917, vieux style) nous avions 51 % des suffrages. Pourquoi en Allemagne le même élan, absolument identique, des ouvriers – de droite vers la gauche – n’a-t-il pas conduit d’emblée à l’affermissement des communistes, mais d’abord à celui du parti intermédiaire des « indépendants », quoique ce parti n’ait jamais eu aucune idée politique propre, aucune politique à lui, et n’ait jamais fait que balancer entre les Scheidemann et les communistes ?
Une des causes en a été évidemment la tactique erronée des communistes allemands, qui doivent reconnaître avec loyauté et sans crainte leur erreur et apprendre à la corriger. Cette erreur consistait à repousser la participation au parlement réactionnaire, bourgeois, et aux syndicats réactionnaires ; elle consistait en de nombreuses manifestations de cette maladie infantile dite le « gauchisme », qui enfin s’est extériorisée et n’en sera que mieux et plus vite guérie, avec plus de profit pour l’organisme.
Le « Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne » manque nettement d’homogénéité : à côté des vieux chefs opportunistes (Kautsky, Hilferding et, vraisemblablement, dans une large mesure, Crispien, Ledebour et autres), qui ont prouvé leur incapacité à comprendre la signification du pouvoir des Soviets et de la dictature du prolétariat, leur incapacité à diriger la lutte révolutionnaire de ce dernier, – il s’est formé dans ce parti une aile gauche, prolétarienne, qui suit une progression singulièrement rapide. Des centaines de milliers de membres de ce parti (qui en compte, je crois, jusqu’à ¾ de million) sont des prolétaires qui, s’éloignant de Scheidemann, marchent à grands pas vers le communisme. Cette aile prolétarienne avait déjà proposé au congrès des indépendants à Leipzig (en 1919) l’adhésion immédiate et sans condition à la III° Internationale. Redouter un « compromis » avec cette aile du parti serait tout bonnement ridicule. Au contraire, les communistes se doivent de rechercher et de trouver une forme appropriée de compromis susceptible, d’une part, de faciliter et de hâter la complète et nécessaire fusion avec cette aile, et, d’autre part, de ne gêner en rien la campagne idéologique et politique des communistes contre l’aile droite opportuniste des « indépendants ». Sans doute ne sera-t-il pas facile d’établir la forme convenable du compromis, mais il faut être un charlatan pour promettre aux ouvriers et aux communistes allemands de les conduire à la victoire par un chemin « facile ».
Le capitalisme ne serait pas le capitalisme si le prolétariat « pur » n’était entouré d’une foule extrêmement bigarrée de types sociaux marquant la transition du prolétaire au semi-prolétaire (à celui qui ne tire qu’à moitié ses moyens d’existence de la vente de sa force de travail), du semi-prolétaire au petit paysan (et au petit artisan dans la ville ou à la campagne, au petit exploitant en général) ; du petit paysan au paysan moyen, etc. ; si le prolétariat lui-même ne comportait pas de divisions en catégories plus ou moins développées, groupes d’originaires, professionnels, parfois religieux, etc. D’où la nécessité, la nécessité absolue pour l’avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d’ouvriers et de petits exploitants. Le tout est de savoir appliquer cette tactique de manière à élever, et non à abaisser le niveau de conscience général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de vaincre. Notons d’ailleurs que la victoire des bolcheviks sur les mencheviks a exigé, non seulement avant mais aussi après la Révolution d’Octobre 1917, l’application d’une tactique de louvoiement, d’ententes, de compromis, de celles et de ceux, bien entendu, qui pouvaient faciliter, hâter, consolider, renforcer la victoire des bolcheviks aux dépens des mencheviks. Les démocrates petits-bourgeois (les mencheviks y compris) balancent forcément ’entre la bourgeoisie et le prolétariat, entre la démocratie bourgeoise et le régime soviétique, entre le réformisme et l’esprit révolutionnaire, entre l’ouvriérisme et la crainte devant la dictature du prolétariat, etc. La juste tactique des communistes doit consister à utiliser ces hésitations, et non point à les ignorer ; or les utiliser, c’est faire des concessions aux éléments qui se tournent vers le prolétariat, et n’en faire qu’au moment et dans la mesure où ils s’orientent vers ce dernier, tout en luttant contre ceux qui se tournent vers la bourgeoisie. Grâce à l’application de cette juste tactique, le menchevisme s’est de plus en plus disloqué et se disloque chez nous, isolant les chefs qui s’obstinent dans l’opportunisme et amenant dans notre camp les meilleurs ouvriers, les meilleurs éléments de la démocratie petite-bourgeoise. C’est là un processus de longue haleine, et les « solutions » à tir rapide : « Jamais de compromis, jamais de louvoiement » ne peuvent qu’être préjudiciables à l’accroissement de l’influence du prolétariat révolutionnaire et à la montée de ses effectifs.
Enfin, une des erreurs incontestables des « gauchistes » d’Allemagne, c’est qu’ils persistent dans leur refus de reconnaître le traité de Versailles. Plus ce point de vue est formulé avec « poids » et « sérieux », avec « résolution » et sans appel, comme le fait par exemple K. Horner, et moins cela paraît sensé. Il ne suffit pas de renier les absurdités criantes du « bolchevisme national » (Laufenberg et autres), qui en vient à préconiser un bloc avec la bourgeoisie allemande pour reprendre la guerre contre l’Entente, dans le cadre actuel de la révolution prolétarienne internationale. Il faut comprendre qu’elle est radicalement fausse, la tactique qui n’admet pas l’obligation pour l’Allemagne soviétique (si une République soviétique allemande surgissait à bref délai) de reconnaître pour un temps la paix de Versailles et de s’y plier. Il ne suit point de là que les « indépendants » aient eu raison de préconiser, quand les Scheidemann siégeaient au gouvernement, quand le pouvoir des Soviets n’était pas encore renversé en Hongrie, quand la possibilité n’était pas encore exclue d’une révolution soviétique à Vienne qui eût appuyé les Soviets de Hongrie, – de préconiser dans les conditions d’alors, la signature du traité de Versailles. Les « indépendants » louvoyaient et manœuvraient alors déplorablement, car ils assumaient une responsabilité plus ou moins grande pour la trahison des Scheidemann, ils glissaient plus ou moins des positions d’une guerre de classe sans merci (et d’un sang-froid absolu) contre les Scheidemann, à une position « hors-classe » ou « au-dessus des classes ».
Mais il est manifeste aujourd’hui que les communistes d’Allemagne ne doivent pas se lier les mains en promettant de répudier à toute force la paix de Versailles au cas où le communisme triompherait. Ce serait absurde. Il faut dire : les Scheidemann et les kautskistes ont commis une suite de trahisons qui ont rendu difficile (en partie : ruiné net) l’alliance avec la Russie soviétique, avec la Hongrie soviétique. Nous nous efforcerons par tous les moyens, nous communistes, de faciliter et de préparer cette alliance, sans être tenus le moins du monde de dénoncer à tout prix – et immédiatement – la paix de Versailles. La possibilité de la dénoncer utilement ne dépend pas seulement des succès du mouvement soviétique en Allemagne, mais aussi de ses succès dans le monde entier. Ce mouvement a été entravé par les Scheidemann et les kautskistes ; nous, nous le favorisons. Là est le fond de la question, là est la différence radicale. Et si nos ennemis de classe, les exploiteurs, leurs valets, les Scheidemann et les kautskistes, ont laissé échapper mainte occasion de renforcer le mouvement soviétique et en Allemagne et dans le monde, de renforcer la révolution soviétique en Allemagne comme dans l’univers, la faute en revient à eux. La révolution soviétique en Allemagne renforcera le mouvement soviétique international, ce plus fort rempart (le seul sûr, invincible et universellement puissant) contre la paix de Versailles, contre l’impérialisme international en général. Faire passer absolument, à toute force, immédiatement, la libération à l’égard du traité de Versailles avant le problème de l’affranchissement des autres pays opprimés du joug de l’impérialisme, c’est du nationalisme petit-bourgeois (digne des Kautsky, des Hilferding, des Otto Bauer et Cie et non de l’internationalisme révolutionnaire. Renverser la bourgeoisie dans tout grand Etat européen, y compris l’Allemagne, serait un tel avantage pour la révolution internationale que l’on pourrait et devrait consentir – si besoin était – à proroger l’existence de la paix de Versailles. Si la Russie a pu à elle seule supporter, avec profit pour la révolution, pendant plusieurs mois, le traité de Brest-Litovsk, il n’y a rien d’impossible à ce que l’Allemagne soviétique, alliée à la Russie soviétique, supporte avec profit pour la révolution une plus longue existence du traité de Versailles.
Les impérialistes de France, d’Angleterre, etc., provoquent les communistes allemands, leur tendent ce piège : « Dites que vous ne signerez pas le traité de Versailles. » Et les communistes de gauche, au lieu de manœuvrer habilement contre un ennemi perfide et à l’heure actuelle plus puissant, au lieu de lui dire : « Maintenant nous signerons le traité de Versailles », tombent dans le piège comme des enfants. Se lier les mains d’avance, dire tout haut à un ennemi qui, pour l’instant, est mieux armé que nous, Si nous allons lui faire la guerre et à quel moment, c’est pure sottise et non ardeur révolutionnaire. Accepter le combat lorsqu’il est manifestement avantageux à l’ennemi, et non à nous, c’est un crime ; et ceux-là ne valent rien, parmi les politiques de la classe révolutionnaire, qui ne savent pas procéder par « louvoiement, ententes et compromis », afin de se soustraire à un combat pertinemment désavantageux.
9. Le « Communisme de gauche » en Angleterre
Il n’y a pas encore de parti communiste en Angleterre, mais il y a parmi les ouvriers un mouvement communiste tout jeune, large, puissant, dont la croissance est rapide et qui autorise les plus radieuses espérances. Il y a plusieurs partis et organisations politiques (« Parti socialiste britannique « , « Parti ouvrier socialiste « , « Association socialiste du pays de Galles du Sud », « Fédération socialiste ouvrière »), qui désirent créer un parti communiste et sont déjà en pourparlers à ce sujet. On trouve dans le Workers Dreadnought (tome VI, N° 48, du 21 février 1920), organe hebdomadaire de la « Fédération socialiste ouvrière », dirigé par la camarade Sylvia Pankhurst, un article d’elle intitulé : « Vers un parti communiste. » L’article expose comme suit les pourparlers en cours entre les quatre organisations ci-dessus nommées, pour la formation d’un parti communiste unique : adhésion à la III° Internationale, reconnaissance du système soviétique au lieu du parlementarisme, et de la dictature du prolétariat. Il apparaît qu’un des principaux obstacles à la constitution immédiate d’un parti communiste unique est le désaccord sur le problème de la participation au parlement et de l’adhésion du nouveau parti communiste au vieux « Labour Party » opportuniste et social-chauvin, corporatif et composé surtout de trade-unions. La « Fédération socialiste ouvrière », de même que le « Parti ouvrier socialiste » (Ce parti est, ce me semble, contre l’adhésion au « Labour Party » mais n’est pas tout entier contre la participation au parlement.) se prononcent contre la participation aux élections parlementaires et au parlement, contre l’adhésion au « Labour Party » et sont, sur ce point, en désaccord avec tous les membres ou avec la majorité des membres du Parti socialiste britannique, qui constitue à leurs yeux « l’aile droite des partis communistes » en Angleterre (page 5 de l’article de Sylvia Pankhurst).
Ainsi la division fondamentale est la même qu’en Allemagne, malgré les différences considérables quant à la forme que revêt le désaccord (en Allemagne cette forme se rapproche beaucoup plus de la forme « russe » qu’en Angleterre) et pour maintes autres raisons. Mais voyons les arguments des « gauches ».
Pour ce qui est de la participation au parlement, Sylvia Pankhurst se réfère à un article publié dans le même numéro par W. Gallacher, lequel écrit au nom du « Conseil ouvrier d’Ecosse » de Glasgow :
« Ce Conseil, dit-il, est nettement antiparlementaire, et il a pour lui l’aile gauche de diverses organisations politiques. Nous représentons le mouvement révolutionnaire écossais, qui se propose de créer une organisation révolutionnaire dans les industries (dans les diverses branches de l’industrie) et un parti communiste appuyé sur des comités sociaux dans tout le pays. Longtemps nous nous sommes disputés avec les parlementaires officiels. Nous n’avons pas jugé nécessaire de leur déclarer ouvertement la guerre ; quant à eux, ils craignent de s’attaquer à nous.
Mais cette situation ne peut pas durer longtemps. Nous triomphons sur toute la ligne.
La masse des membres du Parti travailliste indépendant d’Ecosse est de plus en plus écœurée du parlement, et presque tous les groupes locaux sont pour les Soviets (le mot russe est employé dans la transcription anglaise) ou pour les Soviets ouvriers. Evidemment, ce fait a une importance très sérieuse pour ces messieurs qui considèrent la politique comme un gagne-pain (comme une profession), et ils usent de tous les expédients pour persuader leurs membres de revenir dans le giron du parlementarisme. Les camarades révolutionnaires ne doivent pas (tous les mots soulignés le sont par l’auteur) soutenir cette bande. Ici la lutte nous sera très difficile. La défection de ceux pour qui l’intérêt personnel est un stimulant plus fort que l’intérêt qu’ils portent à la révolution, en sera un des traits les plus affligeants. Accorder le moindre appui au parlementarisme revient simplement à aider à l’accession au pouvoir de nos Scheidemann et Noske britanniques. Henderson, Clynes et Cie sont irrémédiablement réactionnaires. Le Parti travailliste indépendant officiel tombe de plus en plus sous la coupe des libéraux bourgeois, qui ont trouvé un refuge moral dans le camp de MM. MacDonald, Snowden et Cie. Le Parti travailliste indépendant officiel est violemment hostile à la III’ Internationale, mais la masse est pour elle. Soutenir de quelque façon que ce soit les parlementaires opportunistes, c’est tout bonnement faire le jeu de ces messieurs. Le Parti socialiste britannique n’a ici aucune importance… Ce qu’il faut, c’est une bonne organisation révolutionnaire industrielle et un parti communiste agissant sur des bases scientifiques, claires et nettement définies. Si nos camarades peuvent nous aider à créer l’une et l’autre, nous accepterons volontiers leur concours : s’ils ne le peuvent pas, qu’ils ne s’en mêlent pas pour l’amour de Dieu, à moins qu’ils ne veuillent trahir la révolution en prêtant appui aux réactionnaires qui recherchent avec tant de zèle le titre « honorable » ( ?) (le point d’interrogation est de l’auteur) de parlementaires, et qui brûlent de prouver qu’ils sont capables de gouverner aussi bien que les « patrons » eux-mêmes, les hommes politiques de classe. »
Cette lettre à la rédaction traduit admirablement, à mon avis, l’état d’esprit et le point de vue des jeunes communistes ou des ouvriers de la masse, qui commencent à peine à venir au communisme. Cet état d’esprit est réconfortant et précieux au plus haut point ; il faut savoir l’apprécier et l’entretenir, car sans lui on désespérerait de la victoire de la révolution prolétarienne en Angleterre, comme du reste dans tout autre pays. Ceux qui savent exprimer, susciter dans les masses cet état d’esprit (qui très souvent sommeille, est inconscient, latent), il faut s’en montrer soucieux et leur prêter aide et attention. Mais il faut aussi leur dire ouvertement, sans équivoque, que cet état d’esprit à lui seul ne suffit pas à diriger les masses dans la grande lutte révolutionnaire, et que telles ou telles erreurs que les hommes les plus dévoués à la cause révolutionnaire sont disposés à commettre ou commettent, peuvent nuire à cette cause. La lettre adressée à la rédaction par le camarade Gallacher contient indéniablement en germe toutes les erreurs des communistes « de gauche » d’Allemagne et celles commises par les bolcheviks russes « de gauche » en 1908 et 1918.
L’auteur de cette lettre est tout pénétré d’une très noble colère prolétarienne contre les « politiciens de classe » de la bourgeoisie (colère compréhensible et sympathique du reste aux yeux non seulement des prolétaires, mais aussi de tous les travailleurs, de toutes les « petites gens », pour employer ici l’expression allemande). Cette colère d’un représentant des masses opprimées et exploitées est en vérité le « commencement de la sagesse », la base de tout mouvement socialiste et communiste et de son succès. Mais l’auteur oublie visiblement que la politique est une science et un art qui ne tombent pas du ciel, qui demandent un effort ; et que le prolétariat, s’il veut vaincre la bourgeoisie, doit former des « hommes politiques de classe », bien à lui, prolétariens, et qui ne soient pas inférieurs à ceux de la bourgeoisie. L’auteur de la lettre a fort bien compris que seuls les Soviets ouvriers, et non le parlement, peuvent offrir au prolétariat le moyen d’atteindre au but. Et celui qui ne l’a pas encore compris est évidemment le pire réactionnaire, fut-il l’homme le plus savant, le politique le plus expérimenté, le socialiste le plus sincère, le marxiste le plus érudit, le plus loyal des citoyens et des pères de famille. Mais l’auteur de la lettre ne pose même pas, ne croit pas même nécessaire de poser la question de savoir si l’on peut amener les Soviets à la victoire sur le parlement sans faire entrer les politiques « soviétiques » à l’intérieur du parlement ? Sans désagréger le parlementarisme de l’intérieur, sans préparer au-dedans du parlement le succès des Soviets dans la tâche qui leur incombe de dissoudre le parlement. Cependant l’auteur de la lettre émet cette idée parfaitement juste que le Parti communiste anglais doit fonder son action sur une base scientifique. La science veut d’abord que l’on tienne compte de l’expérience des autres pays, surtout si les autres pays, capitalistes eux aussi, connaissent ou ont connu récemment une expérience sensiblement analogue. Elle veut, en second lieu, qu’on tienne compte de toutes les forces : groupes, partis, classes et masses agissant dans le pays, au lieu de déterminer la politique uniquement d’après les désirs et les opinions, le degré de conscience et de préparation à la lutte d’un seul groupe ou d’un seul parti.
Que les Henderson, les Clynes, les MacDonald, les Snowden soient irrémédiablement réactionnaires, cela est exact. Il n’est pas moins exact qu’ils veulent prendre le pouvoir (préférant d’ailleurs la coalition avec la bourgeoisie) ; qu’ils veulent « administrer » selon les vieilles règles bourgeoises et se conduiront forcément, une fois au pouvoir, comme les Scheidemann et les Noske. Tout cela est exact. Mais il ne suit point de là que les soutenir, c’est trahir la révolution ; il s’ensuit que les révolutionnaires de la classe ouvrière doivent, dans l’intérêt de la révolution, accorder à ces messieurs un certain soutien parlementaire. Pour bien le montrer, je prendrai deux documents politiques anglais d’actualité : 1. le discours prononcé le 18 mars 1920 par le premier ministre Lloyd George (d’après le Manchester Guardian du 19 mars 1920) et 2. les réflexions d’une communiste « de gauche », la camarade Sylvia Pankhurst, dans l’article ci-dessus mentionné.
Dans son discours, Lloyd George polémique avec Asquith (qui, spécialement invité à la réunion, avait refusé de s’y rendre) et avec ceux des libéraux qui sont partisans non de la coalition avec les conservateurs, mais d’un rapprochement avec le Labour Party. (Nous savons de même par la lettre du camarade Gallacher à la rédaction, que des libéraux étaient passés au Parti travailliste indépendant.) Lloyd George s’attache à démontrer qu’une coalition des libéraux et des conservateurs – coalition étroite – est indispensable pour empêcher la victoire du Labour Party, que Lloyd George « préfère appeler » socialiste, et qui préconise la « propriété collective » des moyens de production. « C’est ce qu’on a appelé en France le communisme », explique populairement le chef de la bourgeoisie anglaise à ses auditeurs, membres du Parti libéral parlementaire, qui, vraisemblablement, l’ignoraient jusqu’à ce jour. « En Allemagne, cela s’est appelé socialisme ; en Russie, cela s’appelle bolchevisme. » Pour les libéraux, la chose est irrecevable par principe, explique Lloyd George, car les libéraux sont par principe pour la propriété privée. « La civilisation est en danger », déclare l’orateur, et c’est pourquoi les libéraux et les conservateurs doivent s’unir.
» … .Si vous vous rendez dans les districts agricoles, dit Lloyd George, je le reconnais, vous y verrez se maintenir, comme auparavant, les anciennes divisions de parti. Là le danger est loin. Là le danger n’existe pas. Mais quand il s’agira des districts agricoles, le danger y sera aussi grand qu’il l’est maintenant dans certains districts industriels. Les quatre cinquièmes de notre pays s’occupent d’industrie et de commerce ; un cinquième à peine s’adonne à l’agriculture. C’est là une des circonstances que je ne perds jamais de vue quand je songe aux dangers que nous réserve l’avenir. La France a une population surtout agricole, et vous avez là une base solide de conceptions déterminées, base qui ne se modifie pas très vite et qu’il n’est pas facile de troubler par un mouvement révolutionnaire. Il en va autrement pour notre pays. Il est plus facile de l’ébranler que n’importe quel autre pays au monde, et s’il se met à fléchir, la catastrophe y sera, pour les raisons indiquées, plus forte que dans les autres pays. »
Le lecteur voit ainsi que M. Lloyd George n’est pas seulement un homme de grande intelligence, mais qu’il a beaucoup appris chez les marxistes. Nous ferons bien à notre tour de nous instruire auprès de lui.
Il est intéressant de noter encore cet épisode de la discussion qui s’institua après le discours de Lloyd George :
« M. Wailace : Je voudrais savoir ce que le premier ministre pense des résultats de sa politique dans les districts industriels en ce qui concerne les ouvriers d’industrie, dont un très grand nombre sont actuellement libéraux et auprès desquels nous trouvons un si grand appui. N’y a-t-il pas lieu de prévoir que la force du Labour Party s’accroîtra considérablement grâce aux ouvriers qui sont actuellement nos sincères soutiens ?
Le premier ministre : Je suis d’un tout autre avis. Le fait que les libéraux luttent entre eux, pousse sans doute un nombre considérable de libéraux, pris de désespoir, à rejoindre le Labour Party, où un grand nombre de libéraux fort capables s’emploient aujourd’hui à jeter le discrédit sur le gouvernement. L’opinion publique n’en est que mieux disposée en faveur du Labour Party. Elle ne se tourne pas vers les libéraux qui sont en dehors du Labour Party, mais vers celui-ci, c’est ce que montrent les élections partielles. »
Marquons en passant que ce raisonnement indique surtout à quel point les hommes les plus intelligents de la bourgeoisie se sont enferrés et ne peuvent plus se retenir de faire des bêtises irréparables. C’est ce qui causera la perte de la bourgeoisie. Tandis que nos gens à nous peuvent faire même des bêtises (à la condition toutefois que ces bêtises ne soient pas trop graves et qu’elles soient corrigées assez tôt), ils n’en seront pas moins au bout du compte les vainqueurs.
Le second document politique, ce sont les considérations suivantes de la camarade Sylvia Pankhurst, communiste « de gauche » :
» … .Le camarade Inkpin (secrétaire du Parti socialiste britannique) appelle le Labour Party « l’organisation principale du mouvement de la classe ouvrière ». Un autre camarade du Parti socialiste britannique a exprimé à la conférence de la III° Internationale le point de vue de ce parti avec encore plus de relief. Il a dit : « Nous considérons le Labour Party comme la classe ouvrière organisée. »
Nous ne partageons pas cette opinion sur le Labour Party. Celui-ci a de gros effectifs, quoique ses membres soient dans une notable mesure apathiques et passifs ; ce sont des ouvriers et des ouvrières entrés dans les trade-unions pour faire comme leurs camarades d’atelier et pour toucher des allocations.
Mais nous reconnaissons que l’importance numérique du Labour Party provient aussi du fait que ce parti est l’œuvre d’une école de pensée, dont les limites n’ont pas encore été dépassées par la majorité de la classe ouvrière britannique, quoique de grands changements se préparent dans l’esprit du peuple, qui modifiera bientôt cet état de choses.
» ….. De même que les organisations social-patriotes des autres pays, le Labour Party britannique accédera inévitablement au pouvoir par le cours naturel du développement de la société. Aux communistes d’organiser les forces qui renverseront les social-patriotes, et nous ne devons dans notre pays ni retarder cette action ni hésiter. Nous ne devons pas disperser notre énergie en augmentant les forces du Labour Party ; son ascension au pouvoir est inévitable. Nous devons employer nos forces à créer un mouvement communiste qui vaincra ce parti. Le Labour Party formera sous peu le gouvernement ; l’opposition révolutionnaire doit être prête à porter l’attaque contre lui… »
Ainsi la bourgeoisie libérale répudie le système des « deux partis » (d’exploiteurs), système historiquement consacré par une expérience séculaire et infiniment avantageux pour les exploiteurs ; elle estime nécessaire que se fasse l’union de leurs forces contre le Labour Party. Une partie des libéraux, tels les rats d’un navire en perdition, courent rejoindre le Labour Party. Les communistes de gauche considèrent comme inévitable l’accession du Labour Party au pouvoir et reconnaissent que, aujourd’hui, ce parti a pour lui la majorité des ouvriers. De là ils tirent une conclusion bizarre, que la camarade Sylvia Pankhurst formule en ces termes :
« Le Parti communiste ne doit pas conclure de compromis… Il doit conserver pure sa doctrine et immaculée son indépendance vis-à-vis du réformisme ; sa mission est de marcher en tête, sans s’arrêter et sans dévier de sa route, d’aller tout droit vers la révolution communiste. »
De ce que la majorité des ouvriers d’Angleterre suit encore les Kérensky ou les Scheidemann anglais ; de ce qu’elle n’a pas encore fait l’expérience du gouvernement de ces hommes, expérience qui a été nécessaire à la Russie et à l’Allemagne pour amener le passage en masse des ouvriers au communisme, il résulte au contraire, avec certitude, que les communistes anglais doivent participer à l’action parlementaire, doivent de l’intérieur du parlement aider la masse ouvrière à juger le gouvernement Henderson-Snowden d’après ses actes, doivent aider les Henderson et les Snowden à vaincre Lloyd George et Churchill réunis. Agir autrement, c’est entraver l’œuvre de la révolution, car si un changement n’intervient pas dans la manière de voir de la majorité de la classe ouvrière, la révolution est impossible ; or ce changement, c’est l’expérience politique des masses qui l’amène, et jamais la seule propagande. « En avant, sans compromis, sans dévier de sa route », si c’est une minorité notoirement impuissante d’ouvriers qui parle ainsi, sachant (ou en tout cas devant savoir) qu’en cas de victoire de Henderson et de Snowden sur Lloyd George et Churchill, la majorité, perdant toute illusion sur ses chefs, en viendra rapidement à soutenir le communisme (ou en tout cas à la neutralité et le plus souvent à une neutralité bienveillante à l’égard des communistes), – ce mot d’ordre est manifestement erroné. C’est comme si 10 000 soldats se jetaient dans la bataille contre 50 000 ennemis, alors qu’il faudrait « s’arrêter », « faire un détour » et même conclure un « compromis », pour donner le temps d’arriver aux 100 000 hommes de renfort qui doivent venir et qui ne peuvent entrer en action sur-le-champ. C’est un enfantillage d’intellectuels, ce n’est pas la tactique sérieuse d’une classe révolutionnaire.
La loi fondamentale de la révolution, confirmée par toutes les révolutions et notamment par les trois révolutions russes du XX° siècle, la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs). Ainsi donc, pour qu’une révolution ait lieu, il faut : premièrement, obtenir que la majorité des ouvriers (ou, en tout cas, la majorité des ouvriers conscients, réfléchis, politiquement actifs) ait compris parfaitement la nécessité de la révolution et soit prête à mourir pour elle ; il faut ensuite que les classes dirigeantes traversent une crise gouvernementale qui entraîne dans la vie politique jusqu’aux masses les plus retardataires (l’indice de toute révolution véritable est une rapide élévation au décuple, ou même au centuple, du nombre des hommes aptes à la lutte politique, parmi la masse laborieuse et opprimée, jusque-là apathique), qui affaiblit le gouvernement et rend possible pour les révolutionnaires son prompt renversement.
Au fait, en Angleterre, comme il ressort justement du discours de Lloyd George, on voit manifestement s’affirmer ces deux conditions du succès de la révolution prolétarienne. Et toute erreur des communistes de gauche est doublement dangereuse, aujourd’hui que nous observons chez certains révolutionnaires une attitude insuffisamment raisonnée, insuffisamment attentive, insuffisamment consciente, insuffisamment réfléchie vis-à-vis de chacune de ces conditions. Si nous ne sommes pas un groupe de révolutionnaires, mais le parti de la classe révolutionnaire ; si nous voulons entraîner à notre suite les masses (faute de quoi nous risquons de n’être plus que des bavards), nous devons d’abord aider Henderson ou Snowden à battre Lloyd George et Churchill (et même, plus exactement : obliger les premiers – car ils redoutent leur propre victoire ! – à battre les seconds) ; puis aider la majorité de la classe ouvrière à se convaincre par sa propre expérience que nous avons raison, c’est-à-dire que les Henderson et les Snowden ne sont bons à rien, que ce sont des petits bourgeois perfides et que leur faillite est certaine ; enfin, rapprocher le moment où, la majorité des ouvriers ayant perdu ses illusions sur le compte des Henderson, on pourra renverser d’emblée, avec de sérieuses chances de succès, le gouvernement des Henderson, qui à plus forte raison perdra la tête puisque Lloyd George, si intelligent et si posé, non pas petit mais grand bourgeois, se montre tout à fait désorienté et se débilite lui-même (et débilite la bourgeoisie) chaque jour davantage, hier par ses « tiraillements » avec Churchill, aujourd’hui par ses « tiraillements » avec Asquith.
Je serai plus précis. Les communistes anglais doivent, à mon avis, rassembler leurs quatre partis et groupes (tous très faibles, certains même tout à fait faibles) en un seul parti communiste sur la base des principes de la III° Internationale et de la participation obligatoire au parlement. Le Parti communiste propose aux Henderson et aux Snowden un « compromis », un accord électoral : nous marchons ensemble contre la coalition de Lloyd George et des conservateurs ; nous partageons des sièges parlementaires proportionnellement au nombre de voix données par les ouvriers soit au Labour Party, soit aux communistes (non aux élections, mais dans un vote spécial) ; nous gardons, pour notre part, la plus entière liberté de propagande, d’agitation, d’action politique. Sans cette dernière condition, impossible de faire bloc, évidemment, car ce serait une trahison : les communistes anglais doivent exiger et s’assurer absolument la plus entière liberté de dénoncer les Henderson et les Snowden comme l’ont fait (quinze ans durant, de 1903à 1917) les bolcheviks russes à l’égard des Henderson et des Snowden russes, c’est-à-dire des mencheviks.
Si les Henderson et les Snowden acceptent le bloc à ces conditions, nous aurons gagné. Car ce qui nous importe, ce n est pas du tout le nombre des sièges au parlement, nous ne courons pas après, sur ce point nous serons coulants (tandis que les Henderson et surtout leurs nouveaux amis – ou leurs nouveaux maîtres – les libéraux passés au Parti travailliste indépendant, courent surtout après les sièges). Nous aurons gagné, car nous porterons notre propagande dans les masses au moment même où elles viennent d’être « mises en goût » par Lloyd George lui-même, et nous aiderons non seulement le Parti travailliste à former plus vite son gouvernement, mais encore les masses à comprendre plus vite toute la propagande communiste que nous mènerons contre les Henderson sans la moindre réticence, sans la moindre réserve.
Si les Henderson et les Snowden refusent de faire bloc avec nous à ces conditions, nous aurons gagné encore davantage. Car nous aurons d’un seul coup montré aux masses (notez bien que même au sein du Parti travailliste indépendant, purement menchevik, entièrement opportuniste, la masse est pour les Soviets) que les Henderson font passer leur intimité avec les capitalistes avant l’union de tous les ouvriers. Nous aurons gagné du premier coup devant la masse qui, surtout après les brillantes explications d’une justesse supérieure, d’une utilité supérieure (pour le communisme) données par Lloyd George, sera sympathique à l’union de tous les ouvriers contre la coalition de Lloyd George avec les conservateurs. Nous aurons gagné du premier coup, car nous aurons démontré aux masses que les Henderson et les Snowden ont peur de vaincre Lloyd George, de prendre seuls le pouvoir, qu’ils cherchent à s’assurer secrètement l’appui de Lloyd George qui tend ouvertement la main aux conservateurs contre le Labour Party. A noter que chez nous, en Russie, après la révolution du 27 février 1917 (vieux style), la propagande des bolcheviks contre les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (c’est-à-dire les Henderson et les Snowden russes) a dû ses succès justement à une circonstance analogue. Nous disions aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires : Prenez tout le pouvoir sans la bourgeoisie, puisque vous détenez la majorité dans les Soviets (au 1er Congrès des Soviets de Russie, en juin 1917, les bolcheviks n’avaient que 13% des suffrages). Mais les Henderson et les Snowden russes craignaient de prendre le pouvoir sans la bourgeoisie, et quand la bourgeoisie fit traîner les élections à l’Assemblée constituante, parce qu’elle savait fort bien que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks y auraient la majorité (les uns et les autres formaient un bloc politique très étroit, représentant en fait une seule et même démocratie petite-bourgeoise), les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks ne trouvèrent pas la force de s’opposer énergiquement, à fond, à ces atermoiements.
Le refus des Henderson et des Snowden de faire bloc avec les communistes assurerait du coup le succès de ces derniers : la sympathie des masses et le discrédit des Henderson et des Snowden, et si même cela devait nous coûter quelques sièges au parlement, peu importe. Nous ne présenterions des candidats que dans un nombre infime de circonscriptions, absolument sûres, c’est-à-dire où la présentation de nos candidats ne ferait pas passer un libéral contre un travailliste (membre du Labour Party). Nous ferions notre propagande électorale en diffusant des tracts en faveur du communisme et en invitant, dans toutes les circonscriptions où nous ne présenterions pas de candidats, à voter pour le travailliste contre le bourgeois. Les camarades Sylvia Pankhurst et Gallacher se trompent quand ils voient là une trahison envers le communisme ou une renonciation à la lutte contre les social-traîtres. Au contraire, la cause de la révolution communiste y gagnerait sans nul doute.
Aujourd’hui, les communistes anglais ont très souvent de la peine à approcher la masse, même à se faire écouter. Mais si, me présentant comme communiste, j’invite à voter pour Henderson contre Lloyd George, on m’écoutera sûrement. Et je pourrai expliquer de façon à être compris de tous, non seulement en quoi les Soviets sont préférables au parlement, et la dictature du prolétariat préférable à celle de Churchill (couverte du pavillon de la « démocratie » bourgeoise), mais aussi que mon intention, en faisant voter pour Henderson, est de le soutenir exactement comme la corde soutient le pendu ; et que le rapprochement des Henderson vers un gouvernement formé par eux prouvera que j’ai raison, mettra les masses de mon côté, hâtera la mort politique des Henderson et des Snowden, comme ce fut le cas de leurs coreligionnaires en Russie et en Allemagne.
Et si l’on m’objecte : cette tactique est trop « subtile » ou trop compliquée, elle ne sera pas comprise des masses, elle dispersera, elle fragmentera nos forces, elle nous empêchera de les concentrer sur la révolution soviétique, etc., je répondrai à mes contradicteurs « de gauche » : – N’imputez pas aux masses votre propre doctrinarisme ! Il est certain que les masses ne sont pas plus, mais moins cultivées en Russie qu’en Angleterre. Et pourtant elles ont compris les bolcheviks ; et le fait qu’à la veille de la révolution soviétique, en septembre 1917, les bolcheviks avaient dressé les listes de leurs candidats au parlement bourgeois (à l’Assemblée constituante), et que le lendemain de la révolution soviétique, en novembre 1917, ils avaient pris part aux élections à cette même Assemblée constituante qu’ils devaient disperser le 5 janvier 1918, – ce fait, loin d’être un empêchement aux bolcheviks, facilita leur action.
Je ne puis m’arrêter ici sur le second point qui divise les communistes anglais : Faut-il ou non adhérer au Labour Party ? Je suis trop peu documenté sur cette question, rendue particulièrement complexe par l’extrême originalité du « Labour Party » britannique, trop différent, par sa structure même, des partis politiques ordinaires du continent. Mais une chose est certaine, c’est que, d’abord, sur cette question comme sur les autres, c’est s’exposer à une erreur fatale que de s’imaginer pouvoir déduire la tactique du prolétariat révolutionnaire des principes dans le genre de celui-ci : « Le Parti communiste doit conserver pure sa doctrine et immaculée son indépendance vis-à-vis du réformisme ; sa mission est de marcher en tête, sans s’arrêter et sans dévier de sa route, d’aller tout droit vers la révolution communiste. » En effet, de pareils principes ne font que reprendre l’erreur des communards-blanquistes de France qui « répudiaient » hautement en 1874 tous les compromis et toutes les étapes intermédiaires. En second lieu, il est évident qu’ici comme toujours, la tâche est de savoir appliquer les principes généraux et fondamentaux du communisme aux particularités des rapports entre les classes et les partis, aux particularités du développement objectif vers le communisme, propres à chaque pays et qu’il faut savoir étudier, découvrir, deviner.
Mais ce n’est pas à propos du seul communisme anglais, c’est à l’occasion des conclusions générales concernant le développement du communisme dans tous les pays capitalistes que ces choses doivent être dites. Et c’est le sujet que nous abordons.
10. Quelques conclusions
La révolution bourgeoise de 1905, en Russie, marque un tournant extrêmement original de l’histoire universelle : dans un des pays capitalistes les plus arriérés, le mouvement gréviste avait atteint une ampleur et une puissance sans précédent dans le monde. Pendant le seul mois de janvier 1905, le nombre des grévistes fut dix fois plus élevé que la moyenne annuelle des grévistes durant les dix années précédentes (1895-1904) ; de janvier à octobre 1905, les grèves augmentaient sans cesse et dans de vastes proportions. Sous l’influence d’une série de facteurs historiques très particuliers, la Russie retardataire fut la première à donner au monde non seulement l’exemple d’une progression par bonds, pendant la révolution, de l’activité spontanée des masses opprimées (on avait vu cela dans toutes les grandes révolutions), mais encore l’exemple d’un prolétariat dont le rôle est infiniment supérieur à son importance numérique dans la population ; l’exemple de la combinaison de la grève économique et de la grève politique avec transformation de cette dernière en insurrection armée, et enfin, de L’apparition d’une nouvelle forme de lutte massive et d’organisation massive des classes opprimées par le capitalisme : les Soviets.
Les révolutions de février et d’octobre 1917 ont amené les Soviets à un développement complet à l’échelle nationale, et puis à leur triomphe dans la révolution socialiste prolétarienne. Moins de deux ans plus tard apparaissait le caractère international des Soviets ; on vit cette forme de lutte et d’organisation s’étendre au mouvement ouvrier universel, et s’affirmer la mission historique des Soviets, fossoyeurs, héritiers, successeurs du parlementarisme bourgeois, de La démocratie bourgeoise en général.
Bien plus. L’histoire du mouvement ouvrier montre aujourd’hui que dans tous les pays, le communisme naissant, grandissant, marchant à la victoire, est appelé à traverser une période de lutte (qui a déjà commencé), d’abord et surtout, contre le « menchevisme » propre (de chaque pays), c’est-à-dire l’opportunisme et le social-chauvinisme ; puis, à titre de complément, pour ainsi dire, contre le communisme « de gauche ». La première de ces luttes s’est déroulée dans tous les pays, sans une seule exception, que je sache, sous la forme d’un duel entre la lI° Internationale (aujourd’hui pratiquement tuée) et la III°. L’autre lutte s’observe en Allemagne et en Angleterre, en Italie et en Amérique (où nous voyons une partie au moins des « Ouvriers industriels du monde » et des tendances anarcho-syndicalistes, défendre les erreurs du communisme de gauche, tout en reconnaissant d’une façon à peu près générale, presque sans réserve, le système soviétique) ; elle s’observe aussi en France (attitude d’une portion des anciens syndicalistes — qui reconnaissent également le système soviétique — envers les partis politiques et le parlementarisme) ; c’est dire qu’elle s’observe incontestablement à une échelle non seulement internationale, mais même universelle.
Mais, bien que l’école préparatoire qui conduit le mouvement ouvrier à la victoire sur la bourgeoisie soit au fond partout la même, ce développement s’accomplit dans chaque pays à sa manière. Les grands Etats capitalistes avancés parcourent ce chemin beaucoup plus vite que le bolchevisme, auquel l’histoire avait imparti un délai de quinze ans pour se préparer à la victoire en tant que tendance politique organisée. La III° Internationale a déjà remporté, dans le court délai d’une année, une victoire décisive, en battant la II° Internationale jaune, social-chauvine qui, il y a quelques mois encore, était infiniment plus forte que la III° Internationale, semblait solide et puissante, jouissait de l’appui total, direct et indirect, matériel (sinécures ministérielles, passeports, presse) et idéologique de la bourgeoisie mondiale. L’essentiel aujourd’hui est que les communistes de chaque pays prennent bien conscience, d’une part, des objectifs fondamentaux — objectifs de principe — de la lutte contre l’opportunisme et le doctrinarisme « de gauche », et de l’autre, des particularités concrètes que cette lutte revêt et doit inévitablement revêtir dans chaque pays, conformément aux caractères spécifiques de son économie, de sa politique, de sa culture, de sa composition nationale (Irlande, etc.), de ses colonies, de ses divisions religieuses, etc., etc. On sent partout s’élargir et grandir le mécontentement contre la II° Internationale, tant à cause de son opportunisme que de son inaptitude ou de son incapacité à créer un organisme véritablement centralisé, un véritable centre dirigeant propre à orienter la tactique internationale du prolétariat révolutionnaire dans sa lutte pour la république soviétique universelle. Il faut bien se rendre compte qu’un pareil centre de direction ne peut, en aucun cas, bâtir son activité sur le stéréotypage, le nivellement mécanique, l’identification des règles tactiques de lutte. Aussi longtemps que des distinctions nationales et politiques existent entre les peuples et les pays, —distinctions qui subsisteront longtemps, très longtemps, même après l’établissement de la dictature du prolétariat à l’échelle mondiale, — l’unité de tactique internationale du mouvement ouvrier communiste de tous les pays veut, non pas l’effacement de toute diversité, non pas la suppression des distinctions nationales (à l’heure actuelle c’est un rêve insensé), mais une application des principes fondamentaux du communisme (pouvoir des Soviets et dictature du prolétariat), qui modifie correctement ces principes dans les questions de détail, les adapte et les ajuste comme il convient aux particularités nationales et politiques. Rechercher, étudier, découvrir, deviner, saisir ce qu’il y a de particulièrement national, de spécifiquement national dans la manière concrète dont chaque pays aborde la solution du problème international, le même pour tous : vaincre l’opportunisme et le dogmatisme de gauche au sein du mouvement ouvrier, renverser la bourgeoisie, instaurer la République des Soviets et la dictature du prolétariat, telle est, au moment historique que nous traversons, la principale tâche assignée à tous les pays avancés (et pas seulement avancés). L’essentiel — pas tout évidemment, tant s’en faut, mais cependant l’essentiel — est déjà fait pour attirer l’avant-garde de la classe ouvrière et la faire passer du côté du pouvoir des Soviets contre le parlementarisme, du côté de la dictature du prolétariat contre la démocratie bourgeoise. Il faut concentrer maintenant toutes les forces, toute l’attention sur l’étape suivante qui semble être, et est réellement, à un certain point de vue, moins fondamentale, mais cependant plus proche de la solution pratique du problème, à savoir : la recherche des formes pour passer à la révolution prolétarienne ou l’aborder.
L’avant-garde prolétarienne est conquise idéologiquement. C’est le principal. Autrement, faire même un premier pas vers la victoire serait impossible. Mais de là à la victoire, il y a encore assez loin. On ne peut vaincre avec l’avant-garde seule. Jeter l’avant-garde seule dans la bataille décisive, tant que la classe tout entière, tant que les grandes masses n’ont pas pris soit une attitude d’appui direct à l’avant-garde, soit tout au moins de neutralité bienveillante, qui les rende complètement incapables de soutenir son adversaire, ce serait une sottise, et même un crime. Or, pour que vraiment la classe tout entière, pour que vraiment les grandes masses de travailleurs et d’opprimés du Capital en arrivent à une telle position, la propagande seule, l’agitation seule ne suffisent pas. Pour cela, il faut que ces masses fassent leur propre expérience politique. Telle est la loi fondamentale de toutes les grandes révolutions, loi confirmée maintenant avec une force et un relief frappants, non seulement par la Russie, mais aussi par l’Allemagne. Ce ne sont pas seulement les masses ignorantes, souvent illettrées, de Russie, ce sont aussi les masses d’Allemagne, hautement cultivées, sans un seul analphabète, qui ont dû éprouver à leurs dépens toute la faiblesse, toute la veulerie, toute l’impuissance, toute la servilité devant la bourgeoisie, toute la lâcheté du gouvernement des paladins de la lI° Internationale, le caractère inévitable de la dictature des ultra-réactionnaires (Kornilov en Russie, Kapp et consorts en Allemagne), seule alternative en face de la dictature du prolétariat, pour se tourner résolument vers le communisme.
L’objectif immédiat de l’avant-garde consciente du mouvement ouvrier international, c’est-à-dire des partis, groupes et tendances communistes, c’est de savoir amener les larges masses (encore somnolentes, apathiques, routinières, inertes, engourdies, dans la plupart des cas) à cette position nouvelle ou plutôt de savoir conduire non seulement son parti, mais aussi les masses en train d’arriver, de passer à cette nouvelle position. Si le premier objectif historique (attirer l’avant-garde consciente du prolétariat aux côtés du pouvoir des Soviets et de la dictature de la classe ouvrière) ne pouvait être atteint sans une victoire complète, idéologique et politique, sur l’opportunisme et le social-chauvinisme, le second objectif qui devient d’actualité et qui consiste à savoir amener les masses à cette position nouvelle, propre à assurer la victoire de l’avant-garde dans la révolution, cet objectif actuel ne peut être atteint sans liquidation du doctrinarisme de gauche, sans réfutation décisive et élimination complète de ses erreurs.
Tant qu’il s’agissait (et dans la mesure où il s’agit encore) de rallier au communisme l’avant-garde du prolétariat, la propagande s’est située au premier plan ; même les petits cercles de propagande sont utiles et féconds en dépit des défauts qui leur sont inhérents. Mais quand il s’agit de l’action pratique des masses, de la distribution — s’il m’est permis de m’exprimer ainsi — d’armées fortes de millions d’hommes, de la répartition de toutes les forces de classe d’une société donnée en vue du combat final et décisif, on ne fera rien avec les seules méthodes de propagande, avec la seule répétition des vérités du communisme « pur ». Il ne faut pas compter ici par milliers, comme le fait en somme le propagandiste, membre d’un groupe restreint et qui n’a pas encore dirigé les masses ; il faut compter ici par millions et par dizaines de millions. Il ne suffit pas de se demander si l’on a convaincu l’avant-garde de la classe révolutionnaire ; il faut encore savoir si les forces historiquement agissantes de toutes les classes, absolument de toutes les classes sans exception, d’une société donnée, sont disposées de façon que la bataille décisive soit parfaitement à point, — de façon : 1 que toutes les forces de classe qui nous sont hostiles soient suffisamment en difficulté, se soient suffisamment entre-déchirées, soient suffisamment affaiblies par une lutte au-dessus de leurs moyens ; 2 que tous les éléments intermédiaires, hésitants, chancelants, inconstants — la petite bourgeoisie, la démocratie petite-bourgeoise par opposition à la bourgeoisie — se soient suffisamment démasqués aux yeux du peuple, suffisamment déshonorés par leur faillite pratique ; qu’au sein du prolétariat un puissant mouvement d’opinion se fasse jour en faveur de l’action la plus décisive, la plus résolument hardie et révolutionnaire contre la bourgeoisie. C’est alors que la révolution est mûre ; c’est alors que, si nous avons bien tenu compte de toutes les conditions indiquées, sommairement esquissées plus haut, et si nous avons bien choisi le moment, notre victoire est assurée.
Les divergences de vues entre les Churchill et les Lloyd George d’une part, — ces types d’hommes politiques existent dans tous les pays, sauf des différences nationales insignifiantes, — et puis entre les Henderson et les Lloyd George d’autre part, sont dérisoires et absolument dénuées d’importance du point de vue du communisme pur, c’est-à-dire abstrait, c’est-à-dire qui n’est pas assez mûr pour une action de masse, politique et pratique. Mais du point de vue de cette action pratique des masses, ces différences sont d’une importance extrême. Pour un communiste qui veut être non seulement un propagandiste conscient, convaincu, théoriquement averti, mais un guide pratique pour les masses dans la révolution, c’est un point capital que de tenir compte de ces différences, de savoir déterminer le moment où seront arrivés à pleine maturité les conflits inévitables entre ces « amis », conflits qui affaiblissent et débilitent tous ces « amis » pris ensemble. Le plus strict dévouement aux idées du communisme doit s’allier à l’art de consentir tous les indispensables compromis pratiques, louvoiements, zigzags, manœuvres de conciliation et de retraite, etc., afin de hâter l’avènement et puis l’usure du pouvoir politique des Henderson (héros de la lie Internationale, pour ne pas désigner nommément ces représentants de la démocratie petite-bourgeoise qui se disent socialistes) ; afin de hâter pratiquement leur inévitable faillite, qui éclairera les masses justement dans l’esprit qui est le nôtre, justement dans le sens du communisme ; afin de hâter les inévitables frictions, querelles, conflits, le complet divorce entre les Henderson, les Lloyd George, les Churchill (entre mencheviks et socialistes-révolutionnaires, cadets et monarchistes ; entre les Scheidemann, la bourgeoisie et les affidés de Kapp, etc.) ; et afin de choisir de façon judicieuse le moment où la dislocation sera la plus grande entre tous ces « soutiens de la sacro-sainte propriété privée », pour les battre tous par une attaque décisive du prolétariat et conquérir le pouvoir politique.
L’histoire en général, et plus particulièrement l’histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, « plus ingénieuse » que ne le pensent les meilleurs partis, les avant-gardes les plus conscientes des classes les plus avancées. Et cela se conçoit, puisque les meilleures avant-gardes expriment la conscience, la volonté, la passion, l’imagination de dizaines de mille hommes, tandis que la révolution est, — en des moments d’exaltation et de tension particulières de toutes les facultés humaines, — l’œuvre de la conscience, de la volonté, de la passion, de l’imagination de dizaines de millions d’hommes aiguillonnés par la plus âpre lutte des classes. De là deux conclusions pratiques d’une grande importance : la première, c’est que la classe révolutionnaire, pour remplir sa tâche, doit savoir prendre possession de toutes les formes et de tous les côtés, sans la moindre exception, de l’activité sociale (quitte à compléter, après la conquête du pouvoir politique et parfois au prix d’un grand risque et d’un danger énorme, ce qu’elle n’aura pas terminé avant cette conquête) ; la seconde, c’est que la classe révolutionnaire doit se tenir prête à remplacer vite et brusquement une forme par une autre.
On conviendra qu’elle serait déraisonnable ou même criminelle, la conduite d’une armée qui n’apprendrait pas à manier toutes les armes, tous les moyens et procédés de lutte dont dispose ou dont peut disposer l’ennemi. Or cette vérité s’applique mieux encore à la politique qu’à l’art militaire. On peut moins encore prévoir en politique quel moyen de lutte se révélera, dans telles ou telles situations futures, praticable ou avantageux pour nous. Ne pas savoir user de tous les moyens de lutte, c’est risquer une grande défaite, —parfois même décisive, — pour peu que des changements indépendants de notre volonté, survenus dans la situation des autres classes, mettent à l’ordre du jour une forme d’action où nous serions particulièrement faibles. Si nous savons user de tous les moyens de lutte, nous triomphons à coup sûr, puisque nous traduisons les intérêts de la classe réellement avancée, réellement révolutionnaire, même si les circonstances ne nous permettent pas de faire usage de l’arme la plus dangereuse pour l’ennemi, de celle qui porte le plus vite des coups mortels. Les révolutionnaires sans expérience pensent souvent que les moyens de lutte légaux sont entachés d’opportunisme, car c’est sur ce terrain que la bourgeoisie a le plus souvent (surtout en des temps « pacifiques », non révolutionnaires) trompé et mystifié les ouvriers ; et que les moyens de lutte illégaux sont révolutionnaires. Mais c’est faux. Ce qui est vrai, c’est que sont opportunistes et traîtres à la classe ouvrière les partis et les chefs qui ne savent pas ou ne veulent pas (ne dis pas : je ne peux pas, dis : je ne veux pas) user des moyens de lutte illégaux dans une situation comme, par exemple, celle de la guerre impérialiste de 1914-1918, où la bourgeoisie des pays démocratiques les plus libres trompait les ouvriers avec un cynisme et une frénésie sans nom, en interdisant de dire la vérité sur le caractère spoliateur de la guerre. Mais les révolutionnaires qui ne savent pas allier aux formes illégales de lutte toutes les formes légales sont de bien mauvais révolutionnaires. Il n’est pas difficile d’être un révolutionnaire quand la révolution a éclaté déjà et bat son plein ; quand tout un chacun s’y rallie par simple engouement, pour suivre la mode, parfois même pour faire carrière. Sa « libération » de ces piètres révolutionnaires, le prolétariat doit la payer plus tard, après sa victoire, par des efforts inouïs, par un martyre douloureux, pourrait-on dire. Il est beaucoup plus difficile — et beaucoup plus précieux — de se montrer révolutionnaire quand la situation ne permet pas encore la lutte directe, déclarée, véritablement massive, véritablement révolutionnaire, de savoir défendre les intérêts de la révolution (par la propagande, par l’agitation, par l’organisation) dans des institutions non révolutionnaires, voire nettement réactionnaires, dans une ambiance non révolutionnaire, parmi des masses incapables de comprendre tout de suite la nécessité d’une méthode d’action révolutionnaire. Savoir trouver, pressentir, déterminer exactement la voie concrète ou le tour spécial des événements, qui conduira les masses vers la grande lutte révolutionnaire véritable, décisive et finale : tel est le principal objet du communisme actuel en Europe occidentale et en Amérique. Exemple : l’Angleterre. Nous ne pouvons pas savoir, —et personne ne peut déterminer par avance, — quand éclatera là-bas la vraie révolution prolétarienne et quel motif contribuera le plus à éveiller, à enflammer, à pousser à la lutte les .masses les plus grandes, aujourd’hui encore assoupies. Nous sommes donc obligés de conduire tout notre travail préparatoire de façon à être ferrés des quatre pieds, selon le mot de feu Plekhanov à l’époque où il était marxiste et révolutionnaire. Il se peut qu’une crise parlementaire « fasse la trouée », « rompe la glace » ; il se peut qu’une crise naisse de la confusion inextricable, de l’aggravation et de l’exaspération chaque jour croissantes des antagonismes coloniaux et impérialistes ; peut-être autre chose encore, etc. Nous ne parlons pas du genre de lutte qui décidera du sort de la révolution prolétarienne en Angleterre (cette question ne suscite de doute dans l’esprit d’aucun communiste ; elle est résolue pour nous tous, et résolue une fois pour toutes). Nous parlons du motif qui incitera les masses prolétariennes, aujourd’hui encore assoupies, à se mettre en mouvement et les amènera au seuil de la révolution. N’oublions pas qu’il a suffi dans la république française bourgeoise, par exemple, en face d’une situation qui, tant au point de vue international qu’au point de vue intérieur, était cent fois moins révolutionnaire qu’aujourd’hui, d’une circonstance aussi « imprévue » et aussi « insignifiante » qu’une de ces mille et mille fourberies malhonnêtes du militarisme réactionnaire (l’affaire Dreyfus), pour mettre le peuple à deux doigts de la guerre civile !
En Angleterre, les communistes doivent sans cesse, sans relâche, sans défaillance tirer parti à la fois des élections parlementaires et de toutes les péripéties de la politique irlandaise, coloniale, impérialiste du gouvernement britannique dans le monde entier, ainsi que de tous les autres domaines, sphères et aspects de la vie sociale ; ils doivent travailler partout dans un esprit nouveau, dans l’esprit du communisme, de la III° Internationale, et non de la II°. Ce n’est ici ni le temps ni le lieu de décrire les modalités de la participation « russe », « bolchevique », aux élections et à la lutte parlementaires ; je tiens cependant à assurer les communistes de l’étranger qu’elles ne ressemblaient en rien aux habituelles campagnes parlementaires de l’Europe occidentale. On en conclut souvent : « Il en va ainsi chez vous, en Russie, mais notre parlementarisme est différent. » Conclusion fausse. Les communistes, les partisans de la III° Internationale dans tous les pays sont précisément là pour changer sur toute la ligne, dans tous les domaines de la vie, le vieux travail socialiste, trade-unioniste, syndicaliste et parlementaire, en un travail nouveau, communiste. Des traits opportunistes et purement bourgeois, des traits d’affairisme et de fourberie capitaliste se sont aussi manifestés surabondamment dans nos élections. Les communistes d’Europe occidentale et d’Amérique doivent apprendre à créer un parlementarisme nouveau, inaccoutumé, non opportuniste, non arriviste : il faut que le Parti communiste formule ses mots d’ordre ; que les vrais prolétaires, aidés des éléments pauvres, inorganisés et entièrement écrasés, répandent et distribuent des tracts, visitent le domicile des ouvriers, les chaumières des prolétaires ruraux et des paysans des hameaux perdus (heureusement que dans le reste de l’Europe il y a beaucoup moins de hameaux perdus qu’en Russie ; en Angleterre ils sont très peu nombreux) ; qu’ils pénètrent dans les cabarets tout ce qu’il y a de plus peuple, s’insinuent dans les associations, sociétés, rassemblements fortuits les plus populaires ; qu’ils parlent au peuple, mais pas un langage d’érudit (et pas trop parlementaire) ; qu’ils ne courent pas le moins du monde après un « siège » au parlement, mais éveillent partout la pensée, entraînent la masse, prennent au mot la bourgeoisie, utilisent l’appareil qu’elle a créé, les élections qu’elle a fixées, les appels qu’elle adresse au peuple entier ; qu’ils fassent connaître le bolchevisme au peuple comme jamais (en régime bourgeois) on n’a pu le faire en dehors des périodes électorales (exception faite bien entendu pour les grandes grèves où le même appareil de propagande populaire fonctionnait chez nous avec plus d’intensité encore). Chose difficile, extrêmement difficile à réaliser en Europe occidentale et en Amérique ; mais on peut et l’on doit s’acquitter de cette tâche ; car, d’une façon générale, on ne saurait, sans fournir un effort, atteindre les objectifs du communisme. Et il s’agit de travailler à l’accomplissement de tâches pratiques de plus en plus variées, de plus en plus liées à toutes les branches de la vie sociale et permettant de conquérir une branche, un domaine après l’autre, sur la bourgeoisie.
Il faut aussi, dans cette même Angleterre, procéder d’une façon nouvelle (pas en socialistes, mais en communistes, pas en réformistes, mais en révolutionnaires) au travail de propagande, d’agitation et d’organisation dans l’armée et parmi les nationalités opprimées ou ne jouissant pas de la plénitude des droits dans « leur » Etat (Irlande, colonies). Car dans tous ces domaines de la vie sociale ; à l’époque de l’impérialisme en général et maintenant surtout, après une guerre qui, ayant épuisé les peuples, leur ouvre rapidement les yeux sur la vérité (à savoir que des dizaines de millions d’hommes ont été tués et mutilés uniquement pour décider lequel des deux rapaces, anglais ou allemand, pillerait le plus de pays), dans tous ces domaines de la vie sociale, on voit s’accumuler des matières inflammables et se créer de nombreuses causes de conflits, de crises et d’aggravation de la lutte de classe. Nous ne savons pas, nous ne pouvons savoir quelle étincelle — dans cette masse d’étincelles qui jaillissent maintenant de partout, dans tous les pays, sous l’influence de la crise économique et politique mondiale, — pourra allumer l’incendie, dans le sens d’un éveil particulier des masses. Aussi devons-nous mettre en action nos nouveaux principes, les principes communistes, pour « préparer » tous les terrains, même les plus anciens, les plus amorphes et les plus stériles en apparence, sinon nous ne serons pas à la hauteur de notre tâche, nous serons exclusifs, nous ne prendrons pas possession de toutes les armes, nous ne nous préparerons ni à la victoire sur la bourgeoisie (qui a organisé — et maintenant désorganisé — tous les aspects de la vie sociale sur le mode bourgeois), ni à la future réorganisation communiste de toute la vie, après cette victoire.
Depuis la révolution prolétarienne de Russie et les victoires inattendues — pour la bourgeoisie et les philistins, —remportées par cette révolution à l’échelle internationale, l’univers entier est devenu tout autre, la bourgeoisie de même a changé partout. Elle redoute le « bolchevisme », elle est exaspérée contre lui jusqu’à en perdre la raison. Et c’est précisément pourquoi, d’une part, elle précipite le cours des événements ; de l’autre, attentive à réprimer violemment le bolchevisme, elle affaiblit par là ses propres positions sur toute une série d’autres terrains. Ces deux circonstances, les communistes de tous les pays avancés doivent en tenir compte dans leur tactique. Lorsque les cadets russes et Kérensky déclenchèrent une campagne forcenée contre les bolcheviks — surtout, depuis avril 1917 et plus encore en juin et juillet, — ils « forcèrent la note ». Les millions d’exemplaires de journaux bourgeois, qui clamaient sur tous les modes contre les bolcheviks, permirent aux masses de juger le bolchevisme ; et puis, en dehors de la presse, toute la vie sociale, précisément grâce au « zèle » de la bourgeoisie, s’emplissait de discussions sur le bolchevisme. Maintenant, à l’échelle internationale, les millionnaires de tous les pays se comportent de telle façon que nous devons leur être profondément reconnaissants. Ils persécutent le bolchevisme avec autant de zèle que le firent Kérensky et Cie ; ils « forcent la note », et ils nous aident tout comme Kérensky. Quand la bourgeoisie française fait du bolchevisme le centre de l’agitation électorale, taxant de bolchevisme des socialistes relativement modérés ou hésitants ; quand la bourgeoisie américaine, perdant complètement la tête, appréhende des milliers et des milliers d’hommes soupçonnés de bolchevisme et crée une atmosphère de panique en répandant partout des nouvelles sur les complots bolcheviks ; quand la bourgeoisie anglaise, la « plus sérieuse » de toutes dans le monde, commet, malgré toute son intelligence et toute son expérience, d’invraisemblables sottises, fonde d’opulentes « sociétés de lutte contre le bolchevisme », crée une littérature spéciale sur le bolchevisme, recrute pour faire la guerre au bolchevisme un personnel supplémentaire de savants, d’agitateurs, de prêtres, — nous devons saluer et remercier messieurs les capitalistes. Ils travaillent pour nous. Ils nous aident à intéresser les masses à la substance même et au rôle du bolchevisme. Ils ne peuvent pas agir autrement, puisque leurs efforts pour « taire », pour étouffer le bolchevisme ont déjà avorté.
Cependant la bourgeoisie ne voit à peu près qu’un seul aspect du bolchevisme : l’insurrection, la violence, la terreur ; aussi bien, elle s’efforce de se préparer à la résistance et à la riposte de ce côté-là surtout. Il se peut qu’elle réussisse dans certains cas, dans certains pays, pour des intervalles de temps plus ou moins courts : cette éventualité doit être envisagée, et nous n’avons absolument rien à redouter de cette réussite. Le communisme « surgit » littéralement de tous les points de la vie sociale ; il éclôt décidément partout ; la « contagion » (pour nous servir d’un terme de comparaison affectionné de la bourgeoisie et de la police bourgeoise, et qui leur est le plus « agréable ») a pénétré à fond l’organisme et l’a imprégné tout entier. Que l’on « bouche » avec un soin particulier une des issues, la « contagion » en trouvera une autre, parfois la plus imprévisible. La vie l’emportera. La bourgeoisie peut bien se démener, s’irriter jusqu’à en perdre la raison, forcer la note, commettre des sottises, se venger par avance des bolcheviks et tâcher de massacrer (dans les Indes, en Hongrie, en Allemagne, etc.) de nouvelles centaines, des milliers, des centaines de milliers de bolcheviks de demain ou d’hier : en agissant de la sorte, la bourgeoisie agit comme l’ont fait toutes les classes condamnées par l’histoire. Les communistes doivent savoir que l’avenir leur appartient en tout état de cause. Et c’est pourquoi nous pouvons (et devons) unir, dans la grande lutte révolutionnaire, l’ardeur la plus passionnée au plus grand sang-froid et à l’estimation la plus réfléchie des convulsions forcenées de la bourgeoisie. La révolution russe a été cruellement battue en 1905 ; les bolcheviks russes furent battus en juillet 1917 ; plus de 15000 communistes allemands furent massacrés à la suite des savantes provocations et adroites manœuvres de Scheidemann et Noske alliés à la bourgeoisie et aux généraux monarchistes ; la terreur blanche est déchaînée en Finlande et en Hongrie. Mais dans tous les pays et dans toutes les circonstances, le communisme s’aguerrit et grandit. Il jette de si profondes racines que les persécutions, loin de l’affaiblir et de le débiliter, le rendent plus fort. Il ne nous manque qu’une chose pour marcher à la victoire avec plus d’assurance et de fermeté, à savoir : le sentiment net et profond, chez les communistes de tous les pays, de la nécessité d’avoir le maximum de souplesse dans leur tactique. Ce qui aujourd’hui manque au communisme, d’une si belle venue, dans les pays avancés surtout, c est cette conscience et l’art de s’en inspirer dans la pratique. Ce qui est advenu à des marxistes d’une aussi haute érudition, à des chefs de la II° Internationale aussi dévoués au socialisme que Kautsky, Otto Bauer et autres, pourrait (et devrait) être une utile leçon. Ils comprenaient parfaitement la nécessité d’une tactique souple ; ils avaient appris eux-mêmes et ils enseignaient aux autres la dialectique marxiste (et beaucoup de ce qui a été fait par eux dans ce domaine restera à jamais parmi les acquisitions précieuses de la littérature socialiste) ; mais au moment d’appliquer cette dialectique, ils commirent une erreur si grande, ou se révélèrent pratiquement de tels non-dialecticiens, des hommes tellement incapable d’escompter les prompts changements de forme et la rapide entrée d’un contenu nouveau dans les formes anciennes, que leur sort n’est guère plus enviable que celui de Hyndman, de Guesde et de Plékhanov. La cause essentielle de leur faillite, c’est qu’ils se sont laissé « hypnotiser » par une seule des formes de croissance du mouvement ouvrier et du socialisme, forme dont ils ont oublié le caractère limité ; ils ont eu peur de voir le bouleversement rendu inévitable par les conditions objectives, et ils ont continué à répéter des vérités élémentaires, apprises par cœur, aussi indiscutables à première vue que : trois c’est plus que deux. Or, la politique ressemble plus à l’algèbre qu’à l’arithmétique, et encore plus aux mathématiques supérieures qu’aux mathématiques élémentaires. En réalité, toutes les formes anciennes du mouvement socialiste se sont remplies d’une substance nouvelle ; de ce fait un nouveau signe, le signe « moins », est apparu devant les chiffres, tandis que nos sages ont continué opiniâtrement (et continuent encore) à se persuader et à persuader les autres que « moins trois », c’est plus que « moins deux ».
Tâchons que les communistes ne commettent pas la même erreur dans un autre sens, ou plutôt que cette même erreur, commise dans un autre sens par les communistes « de gauche », soit corrigée le plus vite et avec le moins de suites possibles pour l’organisme. Le doctrinarisme de gauche est aussi une erreur, pas seulement le doctrinarisme de droite. Evidemment, l’erreur représentée par le doctrinarisme de gauche dans le mouvement communiste est, à l’heure présente, mille fois moins dangereuse et moins grave que l’erreur représentée par le doctrinarisme de droite (c’est-à-dire le social-chauvinisme et le kautskisme) ; mais cela vient uniquement de ce que le communisme de gauche est une tendance de formation récente, qui ne fait que de naître. C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle la maladie peut être, dans certaines conditions, facilement guérie, et il faut en entreprendre la guérison avec le maximum d’énergie.
Les formes anciennes ont éclaté, leur nouveau contenu — contenu antiprolétarien, réactionnaire — ayant atteint un développement démesuré. Notre activité (pour le pouvoir des Soviets, pour la dictature du prolétariat) a maintenant, au point de vue du développement du communisme international, un contenu si solide, si vigoureux, si puissant qu’il peut et doit se manifester sous n’importe quelle forme, nouvelle ou ancienne ; il peut et doit changer, vaincre, se soumettre toutes les formes, anciennes aussi bien que nouvelles, — non point pour s’accommoder des formes anciennes, mais pour savoir faire de toutes les formes, qu’elles soient anciennes ou nouvelles, un instrument de la victoire du communisme, victoire définitive et totale, décisive et sans retour.
Les communistes doivent appliquer tous leurs efforts pour orienter le mouvement ouvrier, et en général l’évolution sociale, par la voie la plus directe et la plus rapide, vers le triomphe universel du pouvoir des Soviets et vers la dictature du prolétariat. C’est là une vérité indiscutable. Mais il suffit de faire le moindre pas au-delà, — un pas accompli, semble-t-il, dans la même direction, — pour que cette vérité se change en erreur. Il n’est que de dire, comme les communistes de gauche d’Allemagne et d’Angleterre, que nous ne reconnaissons qu’une seule voie, la voie directe ; que nous n’admettons ni louvoiements, ni accords, ni compromis, et ce sera tomber dans une erreur qui peut porter, qui partiellement a déjà porté et porte les plus graves préjudices au communisme. Le doctrinarisme de droite s’entête à n’admettre que les formes anciennes, il a fait complètement faillite, n’ayant pas remarqué le nouveau contenu. Le doctrinarisme de gauche s’obstine dans la négation absolue d’anciennes formes déterminées, sans voir que le nouveau contenu s’ouvre un chemin à travers toutes les formes possibles et imaginables ; que notre devoir de communistes est de prendre possession de toutes ces formes, d’apprendre à les compléter aussi rapidement que possible l’une par l’autre, à les remplacer l’une par l’autre, à adapter notre tactique à tout changement qui n’aura pas été suscité par notre classe ou par nos efforts. La révolution universelle est si puissamment stimulée et accélérée par les horreurs, les abominations, les turpitudes de la guerre impérialiste mondiale, par la situation sans issue qui en résulte ; cette révolution se développe en étendue et en profondeur avec une si surprenante rapidité, avec une si riche diversité de formes qui se succèdent, avec une réfutation pratique si édifiante de tout ce qui est doctrinaire, qu’il y a toutes les raisons d’espérer la guérison prompte et définitive du mouvement communiste international atteint de cette maladie infantile qu’est le communisme « de gauche ».
Lénine, 27 avril 1920.
ANNEXE
Pendant le temps qu’il a fallu aux Editions de notre pays – que les impérialistes du monde entier, pour se venger de la révolution prolétarienne, ont mis à sac et con¬tinuent de saccager et de bloquer en dépit de toutes les promesses faites à leurs ouvriers, – pendant le temps qu’il a fallu à nos Editions pour faire sortir ma brochure, j’ai reçu de l’étranger un supplément d’information. Sans pré¬tendre donner ici plus que les remarques rapides d’un pu¬bliciste, je m’arrêterai brièvement sur quelques points.
1. La scission des communistes allemands
La scission des communistes d’Allemagne est un fait ac¬quis. Les « gauches » ou « opposition de principe » ont consti¬tué un parti distinct qui, à la différence du « Parti commu¬niste », s’appelle « Parti ouvrier communiste ». En Italie les choses vont aussi, semble-t-il, vers une scission. Je dis : sem¬ble-t-il, parce que je n’ai que deux nouveaux numéros (n° 7 et 8) du journal de gauche il Soviet, où la possibilité et la nécessité de cette scission sont ouvertement envisagées, et où il est également parlé d’un congrès de la fraction des « abstentionnistes » (ou boycottistes, c’est-à-dire des adversai¬res de la participation au parlement), fraction qui appartient jusqu’à ce jour au Parti socialiste italien.
Il est à craindre que la scission avec les « gauches », les antiparlementaires (et partiellement aussi antipolitiques, ad-versaires de tout parti politique et de l’action dans les syn¬dicats) ne devienne un phénomène international, comme la scission avec les « centristes » (ou les kautskistes, les longuet¬tistes, les « indépendants », etc.). Soit ! La scission vaut tout de même mieux que la confusion qui entrave la croissance et la maturation idéologique, théorique et révolutionnaire du parti et son travail pratique, unanime, véritablement organisé et visant véritablement à préparer la dictature du prolétariat.
Que les « gauches » se mettent eux-mêmes pratiquement à l’épreuve sur le plan national et international ; qu’ils es¬sayent de préparer (et puis de réaliser) la dictature du prolétariat sans un parti rigoureusement centralisé et possédant une discipline de fer, sans se rendre maîtres de tous les do¬maines, branches et variétés du travail politique et culturel. L’expérience pratique aura tôt fait de les instruire.
Il faut seulement appliquer tous nos efforts pour que la scission avec les « gauches » n’entrave pas, ou entrave le moins possible, la fusion en un seul parti, fusion nécessaire et inévitable dans un avenir prochain, de tous les participants au mouvement ouvrier, partisans sincères et loyaux du pouvoir des Soviets et de la dictature du prolétariat. Le grand bonheur des bolcheviks de Russie, c’est qu’ils ont eu quinze années pour mener à bonne fin, de façon systématique, la lutte contre les mencheviks (c’est-à-dire contre les opportunistes et les « centristes ») et contre les « gauches », longtemps avant l’action directe des masses pour la dictature du prolétariat. En Europe et en Amérique, on est aujourd’hui obligé de faire le même travail « à marches forcées ».
Certains personnages, surtout d’entre les prétendants malheureux au rôle de chefs, pourront (si l’esprit de discipline prolétarien et la « loyauté envers eux-mêmes » leur font défaut) persister longtemps dans leurs erreurs ; quant aux masses ouvrières, elles réaliseront facilement et vite, le moment venu, leur propre union et celle de tous les communistes sincères dans un parti unique, capable d’instituer le régime soviétique et la dictature du prolétariat .
2. Communistes et indépendants en Allemagne
J’ai exprimé dans ma brochure cette opinion qu’un compromis entre les communistes et l’aile gauche des indépendants était nécessaire et utile au communisme, mais qu’il ne serait pas facile de le réaliser. Les journaux que j’ai reçus depuis ont confirmé l’un et l’autre. Le n°32 du Drapeau rouge, organe du Comité central du Parti communiste d’Allemagne (Die Rote Fahne, Zentralorgan der Kommun. Partei Deutschiands, Spartacusbund, du 26 mars 1920), contient une « déclaration » de ce Comité central sur le « putsch » militaire (complot, aventure) de Kapp-Lüttwitz et sur le « gouvernement socialiste ». Cette déclaration est parfaitement juste dans ses prémisses fondamentales et dans sa conclusion pratique. Les prémisses fondamentales se ramènent à ceci qu’actuellement la « base objective » de la dictature du prolétariat fait défaut, puisque la « majorité des ouvriers des villes » est avec les indépendants. Conclusion : promesse d’une « opposition loyale » (c’est-à-dire renonciation à préparer le « renversement par la violence ») au gouvernement « socialiste d’où seraient exclus les partis capitalistes, bourgeois ».
Cette tactique est, sans nul doute, juste quant au fond. Mais si l’on ne doit pas s’arrêter aux inexactitudes de détail dans l’exposé, il est cependant impossible de passer sous silence le fait qu’on ne saurait appeler « socialiste » (dans une déclaration officielle du Parti communiste) un gouvernement de social-traîtres ; qu’on ne saurait parler de l’exclusion des « partis capitalistes, bourgeois », puisque les partis des Schei¬demann et de MM. Kautsky-Crispien sont des partis démocrates petits-bourgeois ; qu’on ne saurait enfin écrire des choses telles que le paragraphe 4 de la Déclaration, où il est dit :
« … Un état de choses où la liberté politique puisse être utilisée sans limites et où la démocratie bourgeoise ne puisse pas agir en qualité de dictature du capital aurait, du point de vue du développement de la dictature du prolétariat… une importance considérable pour la conquête ultérieure des masses prolétariennes au communisme… »
Un tel état de choses est impossible. Les chefs petits-bourgeois, les Henderson allemands (les Scheidemann) et les Snowden allemands (les Crispien), ne sortent pas et ne peuvent sortir du cadre de la démocratie bourgeoise, laquelle à son tour ne peut être qu’une dictature du capital. Du point de vue des résultats pratiques poursuivis à juste titre par le Comité Central du Parti communiste, il ne fallait pas du tout écrire ces assertions fausses en leur principe et politi¬quement nuisibles. Il suffisait de dire (pour être poli à la façon parlementaire) : tant que la majorité des ouvriers des villes suit les indépendants, nous, communistes, ne pouvons pas empêcher ces ouvriers de se débarrasser de leurs dernières illusions démocratiques petites-bourgeoises (c’est-à-dire « capitalistes, bourgeoises ») en faisant l’expérience de « leur » gouvernement. Il n’en faut pas plus pour justifier un compromis, réellement indispensable, et qui consiste à renoncer pour un temps aux tentatives de renverser par la force un gouvernement auquel la majorité des ouvriers des villes fait confiance. Mais dans la propagande quotidienne au sein des masses, on n’est pas tenu de se renfermer dans la politesse parlementaire officielle, et l’on pourrait naturellement ajouter : laissons ces gredins de Scheidemann et ces philistins de Kautsky-Crispien révéler dans leurs actes à quel point ils se sont laissés mystifier eux-mêmes et mystifient les ouvriers ; leur gouvernement « pur » nettoiera mieux que quiconque les écuries d’Augias du socialisme, du social-démo¬Icratisme et autres formes de social-trahison.
La vraie nature des chefs actuels du « Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne » (de ces chefs dont on a dit à tort qu’ils avaient déjà perdu toute influence, et qui sont en réalité encore plus dangereux pour le prolétariat que les social-démocrates hongrois qui s’étaient donné le nom de communistes et avaient promis de « soutenir » la dictature du prolétariat) s’est manifestée une fois de plus pendant le coup de force Kornilov d’Allemagne, c’est-à-dire pendant le coup d’Etat de MM. Kapp et Lüttwitz . Nous en trouvons une image réduite, mais saisissante, dans les petits articles de Karl Kautsky : « Heures décisives » (Entscbeidende Stunden) dans Freiheit (Liberté, organe des indépendants) du 30 mars 1920 et d’Arthur Crispien : « De la situation politique » (ibid., 14 avril 1920). Ces messieurs ne savent pas du tout penser ni raisonner en révolutionnaires. Ce sont des démocrates petits-bourgeois pleurards, mille fois plus dangereux pour le prolétariat s’ils se déclarent partisans du pouvoir des Soviets et de la dictature du prolétariat, car, dans la pratique, ils ne manqueront pas de commettre, à chaque instant difficile et dangereux, une trahison tout en demeurant « très sincèrement » convaincus qu’ils aident le prolétariat. Les social-démocrates de Hongrie, qui s’étaient baptisés communistes, entendaient eux aussi « aider » le prolétariat, quand, par lâcheté et veulerie, ils jugèrent désespérée la situation du pouvoir des Soviets en Hongrie, et se mirent à pleurnicher devant les agents des capitalistes et des bourreaux de l’Entente.
3. Turati et Cie en Italie
Les numéros indiqués plus haut du journal italien il So¬viet confirment entièrement ce que j’ai dit dans ma brochure à propos de la faute que commet le Parti socialiste italien en tolérant dans ses rangs de pareils membres, et même un pa¬reil groupe de parlementaires. J’en trouve encore davantage la confirmation chez un témoin indifférent, le correspondant à Rome du Manchester Guardian, organe de la bourgeoisie libérale anglaise. Ce journal a publié dans son numéro du 12 mars 1920 une interview de Turati.
« ….M. Turati, écrit le correspondant, estime que le péril révolutionnaire n’est pas de nature à susciter des craintes en Italie. Elles seraient sans fondement. Les maximalistes jouent avec le feu des théories soviétiques simplement pour maintenir les masses éveillées, excitées. Ces théories ne sont en réalité que de purs concepts légendaires, des programmes sans maturité, pratiquement inutilisables. Elles ne sont bonnes qu’à maintenir les classes laborieuses dans l’attente. Ceux-là mêmes qui s’en servent comme d’un appât pour éblouir le prolétariat, se voient contraints de soutenir une lutte de tous les jours pour conquérir des améliorations économiques souvent insignifiantes, afin de retarder le moment où les classes ouvrières perdront leurs illusions et la foi en leurs mythes favoris. De là, une longue période de grèves de toutes proportions et surgissant à tout propos, jusqu’aux dernières grèves des postes et des che¬mins de fer, mouvements qui aggravent encore la situation déjà difficile du pays. Le pays est irrité par les difficultés du problème de l’Adriatique, accablé par sa dette extérieure et par l’inflation effrénée ; et, néanmoins, il est encore loin de comprendre la nécessité de s’assimiler la discipline du travail, qui seule peut ramener l’ordre et la prospérité… »
C’est clair comme le jour : le correspondant anglais a éventé la vérité que vraisemblablement Turati lui-même, ainsi que ses défenseurs, complices et inspirateurs bourgeois en Italie, cachent et maquillent. Cette vérité, c’est que les idées et l’action politique de MM. Turati, Trêves, Modigliani, Dugoni et Cie sont bien telles que les dépeint le correspondant anglais. C’est un tissu de social-trahisons. N’est-elle pas admirable, cette défense de l’ordre et de la discipline pour des ouvriers réduits à l’esclavage salarié et travaillant pour engraisser les capitalistes ? Et comme nous les connaissons bien, nous russes, tous ces discours mencheviks ! Quel aveu précieux que les masses sont pour le pouvoir des Soviets ! Quelle incompréhension obtuse et platement bourgeoise du rôle révolutionnaire de ces grèves qui se développent spontanément ! Oui, en vérité, le correspondant anglais du journal libéral bourgeois a envoyé à MM. Turati et Cie le pavé de l’ours et confirmé supérieurement la jus¬tesse de ce qu’exigent le camarade Bordiga et ses amis du journal il Soviet, à savoir que le Parti socialiste italien, s’il veut être effectivement pour la III° Internationale, stigmatise et chasse de ses rangs MM. Turati et Cie, et devienne un parti communiste aussi bien par son nom que par son œuvre.
4. Conclusions fausses et prémisses justes
Mais le camarade Bordiga et ses amis « gauches » tirent de leur juste critique de MM. Turati et Cie cette conclusion fausse qu’en principe toute participation au parlement est nuisible. Les « gauches » italiens ne peuvent apporter l’ombre d’un argument sérieux en faveur de cette thèse. Ils ignorent simplement (ou s’efforcent d’oublier) les exemples internationaux d’utilisation réellement révolutionnaire et communiste des parlements bourgeois, utilisation incontestable¬ment utile à la préparation de la révolution prolétarienne. Simplement incapables de se représenter cette utilisation « nouvelle », ils clament en se répétant sans fin, contre l’utilisation « ancienne », non bolchevique, du parlementarisme.
Là est justement leur erreur foncière. Ce n’est pas seu¬lement dans le domaine parlementaire, c’est dans tous les domaines d’activité que le communisme doit apporter (et il en sera incapable sans un travail long, persévérant, opiniâtre) un principe nouveau, qui romprait à fond avec les traditions de la II° Internationale (tout en conservant et développant ce que cette dernière a donné de bon).
Considérons par exemple le journalisme. Les journaux, les brochures, les tracts remplissent une fonction indispensable de propagande, d’agitation et d’organisation. Dans un pays tant soit peu civilisé, aucun mouvement de masse ne saurait se passer d’un appareil journalistique. Et toutes les clameurs soulevées contre les « chefs », toutes les promesses solennelles de préserver la pureté des masses de l’influence des chefs, ne nous dispenseront pas d’employer pour ce travail des hommes issus des milieux intellectuels bourgeois, ne nous dispenseront pas de l’atmosphère, de l’ambiance « propriétaire », démocratique bourgeoise, où ce travail s’accomplit en régime capitaliste. Même deux années et demie après le renversement de la bourgeoisie, après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, nous voyons autour de nous cette atmosphère, cette ambiance des rapports propriétaires, démocratiques bourgeois des masses (paysans, artisans).
Le parlementarisme est une forme d’action, le journalisme en est une autre. Le contenu dans les deux cas peut être communiste et doit l’être si, dans l’un comme dans l’autre domaine, les militants sont réellement communistes, réellement membres du parti prolétarien de masse. Mais dans l’une et dans l’autre sphère – et dans n’importe quelle sphère d’action, en régime capitaliste et en période de transition du capitalisme au socialisme – il est impossible d’éluder les difficultés, les tâches particulières que le prolétariat doit surmonter et réaliser pour utiliser à ses fins les hommes issus d’un milieu bourgeois, pour triompher des préjugés et des influences des intellectuels bourgeois, pour affaiblir la résistance du milieu petit-bourgeois (et puis ensuite le transformer complètement).
N’avons-nous pas vu dans tous les pays, avant la guerre de 1914-1918, d’innombrables exemples d’anarchistes, de syndicalistes et d’autres hommes d’extrême « gauche », qui foudroyaient le parlementarisme, tournaient en dérision les socialistes parlementaires platement embourgeoisés, flétris¬saient leur arrivisme, etc., etc., – et qui eux-mêmes, par le journalisme, par l’action menée dans les syndicats, fournis¬saient une carrière bourgeoise parfaitement identique ? Les exemples des sieurs Jouhaux et Merrheim, pour ne citer que la France, ne sont-ils pas typiques à cet égard ?
« Répudier » la participation au parlementarisme a ceci de puéril que l’on s’imagine, au moyen de ce procédé « simple », « facile » et prétendument révolutionnaire, « résoudre » le difficile problème de la lutte contre les influences démocratiques bourgeoises à l’intérieur du mouvement ouvrier, alors qu’en réalité on ne fait que fuir son ombre, fermer les yeux sur la difficulté, l’éluder avec des mots. L’arrivisme le plus cynique, l’utilisation bourgeoise des sinécures parlementaires, la déformation réformiste criante de l’action parlementaire, la plate routine petite-bourgeoise, nul doute que ce ne soient là les traits caractéristiques habituels et dominants que le ca¬pitalisme engendre partout, en dehors comme au sein du mouvement ouvrier. Mais ce même capitalisme et l’atmos¬phère bourgeoise qu’il crée (laquelle est très lente à dispa¬raître, même la bourgeoisie une fois renversée, puisque la paysannerie donne constamment naissance à la bourgeoisie), enfantent dans tous les domaines du travail et de la vie sans exception, un arrivisme bourgeois, un chauvinisme national, de la platitude petite-bourgeoise, etc., qui sont au fond exactement les mêmes et ne se distinguent que par d’insignifiantes variations de forme.
Vous vous imaginez vous-mêmes « terriblement révolutionnaires », chers boycottistes et antiparlementaires, mais en fait vous avez pris peur devant les difficultés, relativement peu importantes, de la lutte contre les influences bourgeoises dans le mouvement ouvrier, alors que votre victoire, c’est-à-dire le renversement de la bourgeoisie et la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, suscitera ces mêmes difficultés dans une proportion encore plus grande, infiniment plus grande. Tels des enfants, vous avez pris peur devant la petite difficulté qui se présente à vous, aujourd’hui, sans comprendre que, demain et après-demain, vous aurez à parfaire votre éducation, à apprendre à triompher de ces mêmes difficultés, en des proportions infiniment plus vastes.
Sous le pouvoir des Soviets, il s’insinuera dans votre parti et dans le nôtre, le parti du prolétariat, un nombre encore plus grand d’intellectuels bourgeois. Ils s’insinueront dans les Soviets et dans les tribunaux, et dans les administrations, car on ne peut bâtir le communisme qu’avec le matériel humain créé par le capitalisme ; il n’en existe pas d’autre. On ne peut ni bannir, ni détruire les intellectuels bourgeois, il faut les vaincre, les transformer, les refondre, les rééduquer, comme du reste il faut rééduquer au prix d’une lutte de longue haleine, sur la base de la dictature du prolétariat, les prolétaires eux-mêmes qui, eux non plus, ne se débarrassent pas de leurs préjugés petits-bourgeois subitement, par miracle, sur l’injonction de la Sainte Vierge, sur l’injonction d’un mot d’ordre, d’une résolution, d’un décret, mais seulement au prix d’une lutte de masse, longue et difficile, contre les influences des masses petites-bourgeoises. Sous le pouvoir des Soviets, ces mêmes problèmes qu’aujourd’hui l’antiparlementaire re¬jette loin de lui d’un seul geste de la main, si orgueilleusement, avec tant de hauteur, d’étourderie, de puérilité, renaissent au sein des Soviets, au sein des administrations soviéti¬ques, parmi les « défenseurs » soviétiques (nous avons supprimé en Russie, et nous avons bien fait de supprimer le barreau bourgeois, mais il renaît chez nous sous le manteau des « défenseurs » « soviétiques »). Parmi les ingénieurs soviéti¬ques, parmi les instituteurs soviétiques, parmi les ouvriers privilégiés, c’est-à-dire les plus qualifiés, et placés dans les meilleures conditions dans les usines soviétiques, nous voyons continuellement renaître tous, absolument tous les traits né¬gatifs propres au parlementarisme bourgeois ; et ce n’est que par une lutte répétée, inlassable, longue et opiniâtre de l’esprit d’organisation et de discipline du prolétariat que nous triomphons – peu à peu – de ce mal. Il est évidemment très « difficile » de vaincre, sous la domination de la bourgeoisie, les habitudes bourgeoises dans notre propre parti, c’est-à-dire dans le parti ouvrier : il est « difficile » de chasser du parti les chefs parlementaires de toujours, irrémédiablement corrompus par les préjugés bourgeois ; il est « difficile » de soumettre à la discipline prolétarienne un nombre strictement nécessaire (même très limité) d’hommes venus de la bourgeoisie ; il est « difficile » de créer dans le parlement bourgeois une fraction communiste parfaitement digne de la classe ouvrière ; il est « difficile » d’obtenir que les parlementaires communistes ne se laissent pas prendre aux hochets du parlementarisme bourgeois, mais s’emploient à un travail substantiel de propagande, d’agitation et d’organisation des masses. Tout cela est « difficile », c’est certain. Ç’a été difficile en Russie, et c’est infiniment plus difficile encore en Europe occidentale et en Amérique, où la bourgeoisie est beaucoup plus forte, plus fortes les tra¬ditions démocratiques bourgeoises et ainsi de suite.
Mais toutes ces « difficultés » ne sont vraiment qu’un jeu d’enfant à côté des problèmes, absolument de même nature, que le prolétariat aura à résoudre nécessairement pour assurer sa victoire, et pendant la révolution prolétarienne et après la prise du pouvoir par le prolétariat. A côté de ces tâches vraiment immenses, alors qu’il s’agira, sous la dictature du prolétariat, de rééduquer des millions de paysans, de petits patrons, des centaines de milliers d’employés, de fonctionnaires, d’intellectuels bourgeois, de les subordonner tous à l’Etat prolétarien et à la direction prolétarienne, de triompher de leurs habitudes et traditions bourgeoises, – à côté de ces tâches immenses, constituer sous la domination bourgeoise, au sein d’un parlement bourgeois, une fraction réellement communiste d’un véritable parti prolétarien, n’est plus qu’un jeu d’enfant.
Si les camarades « gauches » et les antiparlementaires n’apprennent pas dès maintenant à vaincre une aussi mince difficulté, on peut dire à coup sûr qu’ils se trouveront dans l’impossibilité de réaliser la dictature du prolétariat, de se subordonner et de transformer sur une grande échelle les intellectuels bourgeois et les institutions bourgeoises ; ou bien qu’ils seront obligés de complêter hativement leur instruction, et cette hâte portera un immense préjudice à la cause du pro¬létariat, leur fera commettre des erreurs plus qu’à l’ordinaire, tes rendra plus faibles et malhabiles au-dessus de la moyenne, etc., etc.
Tant que la bourgeoisie n’est pas renversée et, ensuite, tant que n’ont pas disparu totalement la petite exploitation et la petite production marchande, l’atmosphère bourgeoise, les habitudes propriétaires, les traditions petites-bourgeoises nuiront au travail du prolétariat tant au-dehors qu’au-dedans du mouvement ouvrier, non point dans une seule branche d’activité, l’activité parlementaire, mais nécessairement dans tous les domaines possibles de la vie sociale, dans toutes les activités culturelles et politiques sans exception. Et l’erreur la plus grave, dont nous aurons nécessairement à expier les conséquences, c’est de vouloir se dérober, tourner le dos à telle tâche « fâcheuse » ou difficulté dans un domaine quelconque. Il faut apprendre à s’assimiler tous les domaines, sans exception, du travail et de l’action, vaincre toujours et partout toutes les difficultés, toutes les habitudes, traditions et routines bourgeoises. Poser la question autrement est chose simplement peu sérieuse et puérile.
12 mai 1920
5. Lettre de Wijnkoop
Dans l’édition russe de ce livre j’ai présenté de façon un peu inexacte le comportement du Parti communiste hollandais dans son ensemble sur le plan de la politique révolutionnaire internationale. Je profite donc de cette occasion pour publier la lettre ci-après de nos camarades hollandais sur cette question et, ensuite, remplacer les mots « tribunistes hollandais » que j’ai employés dans le texte russe par les mots « certains membres du Parti communiste hollandais ».
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Moscou, le 30 juin 1920
Cher camarade Lénine,
Grâce à votre amabilité, nous, membres de la délégation hollandaise au 11° Congrès de l’Internationale Communiste, avons eu la possibilité de voir votre livre la Maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») avant qu’il soit publié dans les langues de l’Europe occidentale. Vous y soulignez à plu¬sieurs reprises que vous désapprouvez le rôle joué par certains membres du Parti Communiste hollandais dans la politique internationale.
Il nous faut cependant protester contre le fait que vous rejetez la responsabilité de leurs actes sur le Parti Communiste. Cela est tout à fait inexact. Bien plus, c’est injuste, puisque ces membres du Parti communiste hollandais participent très peu ou pas du tout à l’activité courante de notre Parti ; par ailleurs, ils cherchent, directement ou indirectement, à faire appliquer par le Parti Communiste les mots d’ordre d’opposition que ce Parti et tous ses organismes ont combattus et continuent de combattre à ce jour de la façon la plus énergique.
Salutations fraternelles
(pour la délégation hollandaise) D.I. Wijnkoop.
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Notes :
1) Tendance centriste de la S.F.I.O. animée par Jean Longuet. Adopte des position pacifistes durant la I° guerre mondiale. Soutient officiellement la révolution d’Octobre après 1917, mais se rallie à la paix de Versailles. En décembre 1920, Longuet rejoint l’Internationale 2 1/2 pour un temps. Il reviendra ensuite à la II° Internationale.
2) L’Independant Labour Party avait été fondé en 1893 par J. Keir-Hardy et R. Mc Donald, etc. Prétendant à l’indépendance politique à l’égard des partis bourgeois, le parti travailliste fut en fait « indépendant à l’égard du socialisme, mais dépendant du libéralisme ». (Note de l’auteur).
3) La société fabienne, ultra-réformiste, avait été fondée en 1884 par un groupe d’intellectuels anglais.
4) La ligue spartakiste a été fondée en janvier 1916 par K. Liebknecht, R. Luxemburg, C. Zetkin, F. Mehring, etc. Ils mènent une politique de défaitisme révolutionnaire durant la I° guerre mondiale et s’opposent à l’Union Sacrée. En avril 1917, ils entrent dans l’U.S.P.D. et en sortent après la révolution de novembre 1918 pour fonder le K.P.D., le parti communiste d’Allemagne. Sur nombre d’aspects, les conceptions spartakistes différaient des bolcheviques et ce n’est pas indépendant du contenu du présent ouvrage.
5) L’U.S.P.D. est un parti centriste constitué en avril 1917. Ultérieurement une fraction de ses membres rejoint les communistes dans le P.C. Unifié d’Allemagne (V.K.P.D.). Les droitiers dont Hilferding, Kautsky, Bernstein maintiennent alors le parti jusqu’en 1922, date à laquelle ils retournent au S.P.D.
6) Ce qui vaut pour les individus peut être appliqué, toutes proportions gardées, à la politique et aux partis. L’homme intelligent n’est pas celui qui ne fait pas de fautes. Ces gens-là n’existent pas et ne peuvent pas exister. Celui-là est intelligent qui fait des fautes, pas très graves, et qui sait les corriger facilement et vite. (Note de l’auteur).
7) Il s’agit là des membres du P.C. Hollandais. Initialement, il s’agit des partisans du journal De Tribune dans la social-démocratie de ce pays. Ils avaient exclu du parti dès 1909. Ultérieurement, ils participeront à la formation du P.C. hollandais, tout en restant profondément marqués par leur gauchisme originel.
8) Journal ouvrier communiste (Kommunistische Arbeiterzeitung) (n° 32, Hambourg, 7 février 1920, « La Dissolution du Parti », par Karl Erler) : « La classe ouvrière ne peut détruire l’Etat bourgeois sans anéantir la démocratie bourgeoise, et elle ne peut anéantir la démocratie bourgeoise sans détruire les partis. » Les esprits les plus brouillons parmi les syndicalistes et anarchistes latins, peuvent être « satisfaits » : des Allemands sérieux, qui visiblement se croient marxistes (K. Erler et K. Horner affirment avec le plus grand sérieux dans leurs articles de ce journal, qu’ils se considèrent comme des marxistes sérieux et débitent d’une façon particulièrement plaisante d’invraisemblables sottises, manifestant ainsi leur incompréhension de l’abc du marxisme), en arrivent à dire des choses qui ne riment à rien. Il ne suffit pas d’accepter le marxisme pour être préservé des erreurs. Nous autres Russes le savons fort bien, le marxisme ayant souvent été chez nous une « mode ». (Note de l’auteur). Il est à noter qu’ultérieurement, nombre de dirigeants de ce groupe rejoindront les rangs nazis. (Note de l’éditeur)
9) Malinovski fut prisonnier en Allemagne. Quand il revint en Russie sous le gouvernement bolchevik, il fut aussitôt mis en jugement et fusillé par nos ouvriers. Les mencheviks nous avaient reproché avec une âpreté particulière notre faute : avoir laissé un provocateur pénétrer au Comité central de notre Parti. Mais quand, sous Kérensky, nous exigeâmes l’arrestation et la mise en jugement du président de la Douma, Rodzianko, qui, dès avant la guerre, avait eu connaissance du rôle d’agent provocateur de Malinovski et n’en avait rien dit aux députés troudoviks et ouvriers de la Douma – ni les mencheviks ni les socialistes-révolutionnaires qui participaient au gouvernement en même temps que Kérensky, ne soutinrent notre revendication, et Rodzianko, laissé en liberté, put s’en aller librement rejoindre Dénikine. (Note de l’auteur)
10) Le nombre de membres du Parti évolua comme suit de février 1917 à 1919. A la 7° Conférence (avril 1917), on dénombrait 80 000 membres. Au 6° congrès (juillet-août 1917), il avait 140 000 membres. Au 7° Congrès (mars 1918), au moins 270 000 membres et au 8° Congrès de mars 1919, 313 766 membres.
11) Les Industrial Workers of the World (I.W.W.) ont étés fondés en 1905 aux Etats-Unis. Cette organisation, qui se rapprochait par nombre d’aspects de l’anarcho-syndicalisme européen, sera la matrice du mouvement ouvrier révolutionnaire dans ce pays.
12) Les Gompers, les Henderson, les Jouhaux, les Legien ne sont que des Zoubatov dont ils se distinguent par l’habit, le vernis européen, les procédés civilisés, raffinés, démocratiquement pommadés, dont ils usent pour pratiquer leur infâme politique.
13) J’ai eu trop peu l’occasion d’apprendre à connaître le communisme « de gauche » d’Italie. Sans doute, Bordiga, de même que sa fraction de « communistes-abstentionnistes » (Comunista astensionista). a-t-il tort de préconiser la non-participation au parlement. Mais il est un point où il me semble avoir raison, autant que l’on puisse juger d’après deux numéros de son journal il Soviet (n° 3 et 4 du 18 janvier et du 1er février 1920), d’après quatre fascicules de l’excellente revue de Serrati, Comunismo (n°s 1-4 de novembre 1919), et d’après quelques numéros épars de journaux bourgeois italiens que j’ai pu voir. Bordiga et sa fraction ont raison quand ils attaquent Turati et ses partisans qui, restés dans un parti qui a reconnu le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat, restent aussi membres du parlement et continuent leur vieille et si nuisible politique opportuniste. En tolérant cet état de choses, Serrati et tout le parti socialiste italien commettent évidemment une faute qui menace d’être aussi nuisible et dangereuse que celle qui fut commise en Hongrie lorsque les Turati hongrois sabotèrent de l’intérieur et le parti et le pouvoir des Soviets. Cette attitude erronée, cette inconséquence ou ce manque de caractère à l’égard des parlementaires opportunistes d’un côté engendrent le communisme « de gauche » et, de l’autre, justifient. jusqu’à un certain point, son existence. Le camarade Serrati a manifestement tort d’accuser » d’inconséquence » le député Turati (Comunismo n°3), alors qu’il n’y a d’inconséquent que le parti socialiste italien, qui tolère dans ses rangs des parlementaires opportunistes comme Turati et Cie.
14) Toute classe, même dans les conditions du pays le plus éclairé, même si elle est la plus avancée et si les circonstances du moment ont suscite en elle un essor exceptionnel de toutes les facultés mentales, compte toujours et comptera nécessairement, – tant que les classes subsistent et que ne sera pas complètement affermie, consolidée et développée sur ses propres fondements la société sans classes, – des représentants qui ne pensent pas et sont incapables de penser. Le capitalisme ne serait pas le capitalisme oppresseur des masses, s’il en était autrement.
15) Le British Socialist Party fut fondé en 1911 à Manchester. Il fit de l’agitation dans un esprit marxiste et fut un parti « non opportuniste, réellement indépendant des libéraux » (Lenine). Il était cependant très faible et disposait de peu de relais dans les masses. Durant la guerre, le BSP se divise en 2 tendances : l’une, dirigée par Hyndman, était nettement chauvine, l’autre, internationaliste, entre autres dirigée par A. Inkpin. En avril 1916, c’est la scission. Hyndman et ses partisans, minoritaires, quittent le parti. Les internationalistes prennent la tête du parti qui prend en 1920 l’initiative de fonder le P.C. britannique.
16) Le Parti Ouvrier Socialiste se constitue en 1903 à partir d’un groupe de socialistes de gauche ayant rompu avec la fédération social-démocrate. L’Association socialiste du pays de Galles du Sud était un petit groupe surtout composé de mineurs. La Fédération socialiste ouvrière était une organisation dont nombre de membres provenaient des rangs féministes.
17) D’après les renseignements portant sur plus de 36 millions d’électeurs, les élections à l’Assemblée constituante, en Russie, en novembre 1917, ont donné 25% des suffrages aux bolcheviks ; 13% à divers partis des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie ; 62% à la démocratie petite-bourgeoise, c’est-à-dire aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks, ainsi qu’aux petits groupes apparentés à ces partis.
18) En ce qui concerne la fusion future des communistes “de gauche”, des antiparlementaires, avec les communistes en général, je ferai encore une remarque. Dans la mesure où j’ai pu prendre connaissance des journaux des communistes “de gauche”, et en général des communistes d’Allemagne, je constate que les premiers ont l’avantage de savoir mieux que les autres faire de la propagande au sein des masses. J’ai observé à plusieurs reprises quelque chose d’analogue, – quoique en de moindres proportions, dans des organisations locales isolées et non à l’échelle nationale, – dans l’histoire du Parti bolchevik. Ainsi, en 1907-1908, les bolcheviks “de gauche” ont quelquefois, çà et là, fait auprès des masses leur travail d’agitation avec plus de succès que nous. Cela s’explique en partie, parce qu’en période révolutionnaire, ou lorsque le souvenir de la révolution est encore vif, il est plus aisé d’aborder les masses avec une tactique de « simple » négation. Toutefois ce n’est pas encore un argument en faveur de la justesse de cette tactique. En tout cas, il ne fait pas l’ombre d’un doute que le Parti communiste qui veut être réelle¬ment l’avant-garde, le détachement avancé de la classe révolutionnaire, du prolétariat, et qui veut en outre apprendre à diriger la grande masse prolétarienne, mais aussi non prolétarienne, la masse des travailleurs et des exploités, doit savoir faire la propagande, organiser, mener l’agitation de la façon la plus accessible, la plus intelligible, la plus claire et la plus vivante à la fois pour les “faubourgs” industriels et pour les campagnes.
19) Ce fait a été exposé avec une clarté, une concision et une exactitude extrêmes, de façon vraiment marxiste, dans l’excellent journal du Parti communiste autrichien Die Rote Fahne, des 28 et 30 mars 1920 (Vienne, Nos 266 et 267, par L. L. : Ein neuer Abschnitt der deutschen Revolution). (Une nouvelle étape de la révolution allemande. – N.R.)